Ces sans-abri qui préfèrent le froid aux bunkers
Genève
Chaque nuit, des travailleurs sociaux sillonnent Genève à la recherche des sans-abri. Ils tentent de les convaincre de rejoindre les abris de la protection civile, mais la plupart d’entre eux refusent. Pourquoi? Qui sont-ils? Reportage

Le faisceau de la lampe torche fouille un taillis, personne n’aurait l'idée d’y chercher une vie. Elle est là, pourtant, derrière le buisson, une forme endormie sous l’escalier d’un immeuble du quartier de la Jonction, dans le silence de glace.
Cette lueur jaune accompagnée d’un «bonsoir, c’est les bunkers!» lancé gentiment par Tristan et Salima, travailleurs sociaux de la Ville de Genève, c’est la promesse, pour l’homme couché là, d’un hébergement ce soir. Mais le sans-abri ne s’y accroche pas. Il croit savoir qu’il a droit à trente nuits seulement dans un abri de la protection civile et a décidé de conserver cette perspective pour février. Malgré le gage de Tristan que par grand froid, ce règlement est assoupli, il n’en démord pas. En revanche, un sac de couchage serait le bienvenu. L’assurance d’une nuit au chaud est aussi celle d’une aube désespérante, où il faudra retrouver la rue. Autant l’y attendre déjà. L’homme vient d’Ouganda. Depuis combien de temps survit-il en Suisse? «Quatre ans peut-être.»
Trois heures de quête chaque nuit
Estimation des vies de l’ombre. Trajectoires conjecturées. Mais certitude de destins disloqués. C’est le tableau quotidien auquel font face les équipes du Service social de la Ville de Genève, doublées durant les périodes de grand froid et renforcées par la protection civile du service d’incendie et de secours. De 22h à 1h du matin, ces tandems scrutent les fourrés, les berges de l’Arve, les escaliers de secours, tendant la main aux sans-abri, offrant thé, café, parfois habits ou sacs de couchage.
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Avec douceur et persuasion, elles les encouragent à gagner les abris: les Vollandes pour les hommes, Pâquis-Centre pour les familles et Richemont pour les personnes gravement atteintes dans leur santé physique et psychique; 323 places d’accueil au total.
«Je ne veux pas que les gens risquent leur vie en raison du climat», affirme Esther Alder, conseillère administrative de la Ville. Mais cette nuit-là, pas une des quatorze personnes rencontrées ne se sera laissé convaincre par la chaleur des bunkers. Les trois jours précédents, quatre personnes seulement sur 28 avaient accepté.
«C’est comme être en cage»
Genève, la nuit, est truffée d’invisibles alvéoles de vies. L’hiver, les songes y gèlent, et ceux qui les font ne laissent pas de signature. Juste une trace, parfois, de leur pénitence.
Dans un petit parc niché entre deux immeubles, Salima et Tristan découvrent des matelas et des sacs rangés près des escaliers menant aux parkings souterrains. Un peu plus loin, des agents municipaux expliquent à leurs propriétaires, deux Nigérians, que les issues de secours doivent rester libres et qu’ils doivent quitter les lieux. C’est la rencontre décalée entre l’instinct de survie et le règlement. «Pourtant on ne dérange personne, avance l’un d’eux à l’adresse des travailleurs sociaux. Même les habitants des immeubles sont gentils avec nous.»
Voici des candidats tout désignés pour les abris, mais peine perdue: «Les bunkers, c’est comme être en cage.» Ils préfèrent une tasse de thé, sans sucre précisent-ils, et des sacs de couchage. Tristan hésite puis cède: offrir des couvertures quand des lits restent vides, c’est paradoxal. Troublant aussi: qu’est-ce qui pousse les sans-abri à préférer le froid aux abris? L’affirmation de la seule liberté qui leur reste, selon les travailleurs sociaux. Mais certains doivent sûrement redouter d’être pris dans le filet des autorités. «Ils peuvent aussi craindre l’image que les autres leur renvoient d’eux-mêmes», note Gregory Builles, un des responsables de l’abri des Vollandes. Un miroir plus glaçant que le froid.
«On a chaud sous la tente»
Et puis il y a ceux qui se moquent de la disgrâce, éternels nomades d’Europe de l’Est, chassés plus sûrement par leurs semblables que par la glace. Celle-ci enserre les berges de l’Arve auxquelles on accède par une échelle en fer après avoir enjambé la balustrade.
Au bord de l’eau résonne un ronflement ample, presque réconfortant. Ni les paroles ni la lumière ne parviennent à réveiller l’homme, sous une tente. Les travailleurs sociaux insistent jusqu’à ce qu’une femme ensommeillée sorte la tête d’un autre camping. Elle dit «tout va bien, on a chaud», et ses dents en or étincellent dans son sourire, «c’est bien vrai, ça, en Roumanie il fait autrement plus froid, et puis on repart d’ici un mois», pour revenir plus tard selon un calendrier précis, en professionnels de la mendicité. Sa bonne humeur bouscule, griffe les clichés. Plus loin, sous le pont Hans-Wilsdorf, trois Albanais, joviaux de même, plaisantent: «Les bunkers? Non merci, il y a trop de gens, et puis ici, on a le bon air frais…»
«J’aime avoir mon intimité le matin»
Ce n’est pas le cas à la gare Cornavin, dans la salle d’attente où un sans-abri n’attend plus rien. Mais il reste. Ou au bout de ce couloir où claque une musique assommante, devant un salon de coiffure miteux où dort un homme. Mais il reste. Ou sous l’escalier de pierre majestueux de l’Université des Bastions, où un jeune du Malawi acceptera une tasse de thé nature. Mais il reste, «parce que j’aime bien avoir mon intimité le matin». Et même ce toxicomane français, qui taille une bavette avec les travailleurs sociaux et se lance dans une comparaison avec la France où Genève ressort perdante, il reste; d’ailleurs il a «un squat, enfin une cave, et puis quelque chose à faire à une heure et quart». Un fantôme en rendez-vous.
Genève, la nuit, cache dans ses coins et sous ses ponts mille misères et autant de rêves qui portent plus loin qu’un lit ponctuel. Et si les sans-domicile cèdent à l’invitation des travailleurs sociaux, c’est souvent pour le minimum. Sans sucre, le thé.
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Parmi les sans-abri, seulement 5% de Suisses
L’hiver dernier, 1091 personnes ont été accueillies dans les abris PC genevois, pour une durée moyenne de 18 jours. Soit 20 463 nuitées au total. Des chiffres qui ont pris l’ascenseur, puisqu’elles étaient 986 personnes à l’hiver 2009-2010, et seulement 99 en 2001-2002.
Qui sont-elles? Beaucoup de sans-papiers, d’éventuels déboutés qui sortent des radars, des cas Schengen en transit d’un pays à l’autre, des clandestins dont la Méditerranée n’a pas voulu et qui poursuivent leur rêve impossible jusqu’à l’hiver. Et des Roms aussi.
La preuve par les chiffres: l’an dernier, sur les 935 hommes et 156 femmes accueillies, 23% étaient des ressortissants d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne et 18% des Roumains. Aucune raison qu’il y ait parmi ces populations des requérants d’asile, puisque ceux-ci sont enregistrés et logés dans des centres. Même s’il n’est pas exclu que certains requérants habitant ailleurs en Suisse viennent passer quelques jours à Genève. Les Européens du Sud étaient 8%, les Français 6,6% et les Suisses 5%.
25% de «nationalité inconnue»
Il y a aussi 25% de personnes dont on ne connaît pas la nationalité, car la procédure d’enregistrement des identités n’avait jusqu’ici pas lieu le week-end. Devant cette donnée manquante, la Ville a décidé cette année de requérir l’identité des sans-abri les fins de semaine aussi. Des données qui sont disponibles pour la police, laquelle assure une présence quotidienne dans les abris pour assurer la sécurité. Mais le Département de la cohésion sociale et de la solidarité tient à préciser que celle-ci ne dénonce pas les gens qui n’auraient pas de statut légal. Face à ces chiffres, les services de la conseillère administrative Esther Alder estiment à environ 10% les personnes éligibles à des droits sociaux (Suisses, permis C, Européens...).
L’an passé, le dispositif hivernal a coûté 1,6 million de francs. Il coûtera davantage cette année, puisque en raison du grand froid les équipes ont été doublées. Et l’Unité mobile d’urgences sociales (UMUS) intervient au besoin pour les éventuels diagnostics sanitaires. Le montant du soutien aux associations partenaires (notamment Partage, Caritas, Centre social protestant, le Vestiaire, Aspasie, Carrefour Rue et le Bateau Genève) a aussi augmenté, passant de quelque 2,3 millions de francs en 2011 à près de 3,1 millions de francs en 2016. Il devrait encore augmenter cette année si le budget est avalisé. «Nous avons aussi développé un partenariat avec l’Armée du Salut grâce au soutien de fondations privées», explique Esther Alder, conseillère administrative de la Ville de Genève.
Un projet de logements modulables
Mais pour cette ancienne assistante sociale, l’accueil hivernal dans les abris ne suffit pas: «Il faut trouver des solutions pérennes, car ce n’est pas tant l’hiver qui tue que la rue. De plus, il est indispensable de sortir les gens des abris.»
Aussi place-t-elle beaucoup d’espoir dans un projet du Conseil administratif: il s’agit de la réalisation de 20 modules contenant des logements relais (et d’un atelier d’artiste) pour 2 millions de francs, à la rue Fort-Barreau. Public cible: les personnes en situation de transition ou de précarité, autrement dit les accidentés de la vie qu’on estime pouvoir réinsérer.
A priori, les migrants ne sont pas concernés. Si le projet n’a toujours pas été voté en commission, «c’est que la droite se demande pourquoi financer du modulable plutôt que du fixe, quand on sait qu’à Genève, le provisoire dure trente ans», estime Sophie Courvoisier, conseillère municipale PLR et membre de la Commission du logement. Mais le projet semble toutefois avoir quelque chance de passer.