La crise sanitaire traversée ces derniers mois a exposé au grand jour une catégorie de population surnommée «les invisibles». Ce sont les personnes vulnérables de notre société, des travailleurs tombés dans la précarité et, parmi eux, des sans-papiers. Des personnes qui étaient loin d’être invisibles pour celles et ceux qui, depuis des années, les accompagnent, les soutiennent, les conseillent. Dès le mois de mars, nombre d’entre elles se sont retrouvées sans emploi, sans salaire et pour la plupart sans aide. A la rue ou confinées dans leur sous-location étroite, elles ont rationné leurs provisions et sollicité l’aide du milieu associatif pour se nourrir, obtenir des produits de première nécessité ou encore se soigner.

Refus de test, factures et délation

Plusieurs d’entre elles confient avoir eu du mal à suivre les informations et recommandations émises par l’Office fédéral de la santé publique durant cette période extraordinaire. Entre les difficultés financières, la méconnaissance du système légal ou de santé et la peur d’être dénoncés, ces femmes et ces hommes ont bien souvent renoncé à consulter ou à demander de l’aide.

Mi-avril, Christina a commencé à avoir de la fièvre et du mal à respirer. Enceinte de cinq mois et craignant être contaminée par le coronavirus, elle s’est rendue aux urgences du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) pour se faire dépister. «Comme je n’ai pas d’assurance maladie, la sage-femme m’a dit que cela me coûterait cher et elle a ajouté que, comme je n’avais pas de permis, je risquais de me faire expulser, raconte l’Equatorienne de 23 ans. Je suis repartie sans résultat et la peur au ventre.»

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«Inadmissible»

Une situation «inadmissible» pour le professeur Pierre-Nicolas Carron, chef du Service des urgences du CHUV. «Papiers ou non, nous prenons toutes les personnes en charge, déclare-t-il. Si elle n’a pas d’assurance, nous pouvons l’aider à en souscrire une si les conditions sont remplies et nous avons un service d’assistance sociale qui leur permet d’échelonner les paiements ou de trouver une solution pour régler la facture.» Monica a elle aussi eu des doutes sur son état de santé au mois de mai. De son côté, l’absence de papiers ne l’a pas empêchée d’être reçue pour un frottis nasal. «Mais quand j’ai reçu la facture de 271 francs, j’ai déchanté, dit-elle. Je suis encore en train de payer des soins reçus en 2019 et si je n’arrive pas à les payer à temps, je risque d’être poursuivie et donc d’être repérée par les autorités.»

En effet, dans le canton de Vaud, les personnes sans-papiers peuvent avoir accès à une assurance maladie et ont droit aux subsides pour en financer une partie. «Cette information est encore trop méconnue, mais encore faut-il pouvoir envoyer une attestation de domicile, regrette Guadalupe De Iudicibus, assistance sociale de La Fraternité – CSP Vaud. Pendant le confinement, nous avons pu aider des personnes à payer ces factures, leur loyer ou les frais de crèche grâce aux dons envoyés à la Chaîne du bonheur.» Après la facturation, une des craintes principales est celle d’être dénoncé. «Les personnes malades préfèrent alors attendre, ce qui empire leur situation et le montant des factures», ajoute-t-elle. Pierre-Nicolas Carron affirme que, «même si cette crainte persiste, le secret médical prévaut et aucune donnée collectée n’est transmise aux autorités sans l’accord du patient».

Pour la conseillère nationale Ada Marra (PS), les sans-papiers ne sont pas perçus par la société pour ce qu’ils sont: «des travailleurs sans droits». Présidente de la plateforme nationale pour les sans-papiers, elle estime que le covid est «une opportunité malheureuse» pour eux. «Ils se sont rendus visibles en venant grossir les rangs des personnes précarisées. Ils travaillent bien souvent dans l’économie domestique, la restauration ou la construction et les médias ont relayé leur rôle indispensable au sein de notre société.»

Faire preuve de rigueur et avoir de la chance

Le collectif Sans-papiers.ch – composé d’associations, d’ONG, de syndicats, de partis politiques, de parlementaires et de particuliers – profite donc de cette sortie de l’ombre pour formuler des revendications et des propositions de portée nationale. Parmi elles, faciliter l’accès aux assurances maladie et aux assurances sociales sans que cela entache leur dossier, mais aussi à un statut légal stable, car «ce ne sont pas les personnes qui sont illégales, c’est la loi qui les pousse dans l’illégalité», écrivent les signataires.

Pour cela, «il est nécessaire d’améliorer et de simplifier les processus de régularisation, de gommer les divergences entre les cantons, que des programmes comme l’opération Papyrus à Genève soient lancés et qu’un cadre fédéral soit instauré», poursuit Ada Marra. Pour la parlementaire, «l’idée de les renvoyer est illusoire». Elle souligne ainsi l’importance d’harmoniser les demandes pour «cas de rigueur», ces autorisations de séjour délivrées si la personne séjourne en Suisse depuis au moins cinq ans et arrive à prouver son intégration poussée.

Veronica est en Suisse depuis quatorze ans et espère obtenir cette autorisation. «J’ai de la chance, je suis toujours tombée sur de bons employeurs et ils m’ont tous rédigé un contrat de travail, reconnaît la Chilienne de 66 ans. Le plus dur est d’obtenir un justificatif pour l’appartement que je sous-loue.» Un document essentiel pour finaliser son dossier. «D’autres n’ont pas sa chance et sont exploités, sous-payés, victimes d’abus par leur employeur et n’ont malheureusement pas la possibilité de porter plainte au risque de se dénoncer», observe l’assistante sociale du CSP Vaud. C’est pourquoi l’accès à la justice fait également partie des revendications de Sans-papiers.ch.

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Distribution d'aides directes

La dernière proposition concerne la distribution d’aides directes via la création d’un fonds cantonal et fédéral pour venir en aide aux personnes précarisées. «Il s’agit de besoins fondamentaux: de quoi manger, un toit», précisent les signataires. «Aujourd’hui, ce sont les associations locales qui développent des solutions, mais il faut une politique nationale pour qu’elles soient généralisées», estime Ada Marra.

Une volonté partagée par Yan Desarzens, directeur de la Fondation Mère Sofia chargée de la Soupe populaire, de la distribution de denrées et de centre d’accueil de nuit, qui constate l’attrait des grandes villes face à l’inexistence de structures dans certaines communes. Pendant la crise, le tissu associatif lausannois a pu s’appuyer sur la solidarité des entreprises et des citoyens, mais un essoufflement se fait déjà ressentir. «La précarité n’est pas terminée, rappelle-t-il. Celles et ceux qui ont perdu leur toit ou leur emploi, n’en ont toujours pas.»