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Se déplacer plus de deux heures pour son travail, une pratique en hausse

Se déplacer plus de deux heures par jour pour son travail ou dormir souvent hors de chez soi: un mode de vie axé sur la grande mobilité concerne la moitié des actifs à un moment donné de leur carrière

La moitié des travailleurs connaissent durant leur vie professionnelle un épisode de mobilité importante, au cours duquel ils passent plus de deux heures par jour dans les transports ou dorment régulièrement hors de chez eux. — © Keystone
La moitié des travailleurs connaissent durant leur vie professionnelle un épisode de mobilité importante, au cours duquel ils passent plus de deux heures par jour dans les transports ou dorment régulièrement hors de chez eux. — © Keystone

En train, en RER ou en voiture. Les pendulaires de l'Arc lémanique qui se pressent dans les gares en maudissant le changement d'horaire des trains de cette mi-décembre, comme ceux qui patientent dans les bouchons, en savent quelque chose: les actifs qui travaillent loin de leur domicile sont de plus en plus nombreux. Traduction chiffrée: en Suisse, comme dans d'autres pays européens, la moitié des travailleurs connaissent durant leur vie professionnelle un épisode de mobilité importante, au cours duquel ils passent plus de deux heures par jour dans les transports ou dorment régulièrement hors de chez eux.

«Nous constatons que les gens vivent cette situation très différemment: pour certains, cela représente une opportunité et une liberté; pour d'autres, une lourde contrainte. Pour tous, ce mode de vie nécessite des arbitrages afin de concilier vie privée et professionnelle», constate Emmanuel Ravalet, collaborateur scientifique au Laboratoire de sociologie urbaine de l'EPFL. Il est aussi le coordinateur d'un ouvrage collectif qui vient de paraître sur la grande mobilité en Suisse, en France, en Allemagne et en Espagne.

En Suisse, la mobilité professionnelle rime essentiellement avec pendularité de longue durée, que ce soit entre Lausanne et Genève, Yverdon et Lausanne, Berne et Zurich. Mais d'autres formes de mobilité sont étudiées par les chercheurs, comme le fait de passer plus de 60 nuits par an hors de son domicile ou de prendre une seconde résidence à l'endroit où l'on travaille pour éviter un déménagement de l'ensemble de la famille.

■ La mobilité, un mode de vie

En Suisse, le nombre de pendulaires de longue durée a augmenté: c'est le premier résultat important livré par les chercheurs. La proximité des villes de taille moyenne, ainsi que les réseaux de transports ferroviaires et routiers performants, constituent deux facteurs explicatifs.

Autre élément qui s'applique surtout aux familles avec des enfants: dans l'arc lémanique, «les tensions sur le marché de l'immobilier rendent un déménagement très onéreux, voire impossible», explique Emmanuel Ravalet. «L'ancrage territorial est également très fort en Suisse: les gens n'aiment guère quitter leur lieu de vie habituel alors qu'en France, cela se fait plus naturellement.» Dans l'Hexagone en revanche, où les propriétaires sont nombreux, l'achat d'une maison ou d'un appartement va pousser les actifs à se déplacer en cas de changement d'emploi pour ne pas devoir quitter leur demeure.

Lire aussi cette analyse de Vincent Kaufmann, l'un des auteurs: Investir dans le logement plutôt que dans les déplacements

Globalement, la mobilité de plus de deux heures par jour n'a rien d'anecdotique: en moyenne, une personne sur huit est concernée (une sur deux à un moment donné de sa vie). Les proportions s'échelonnent entre 11 et 15 % des personnes âgées de 25 à 54 ans, les Allemands étant les plus mobiles. En Suisse, le taux est passé de 11 à 13 % entre 2007 et 2011. Mais sur l'ensemble des formes de mobilité professionnelles, les chercheurs ne constatent pas d'augmentation notables au fil du temps en Europe, excepté parmi les jeunes professionnels.

■ Le rôle de la crise

Depuis 2008, la crise n'a pas eu un impact significatif sur la mobilité. Néanmoins, en période de difficultés économiques, les travailleurs «sont davantage prêts à la grande mobilité, ne serait-ce que pour rester en emploi ou pour revenir à l'emploi après une période de chômage», constate Emmanuel Ravalet. Dans l'enquête, le groupe des personnes qui se déclarent prêtes à bouger a crû entre 2007 et 2011: en 4 ans, il a augmenté de 21 % tandis que le groupe des «réticents à bouger» a perdu 10 % de son importance.

En Espagne, par exemple, le nombre d'absents du domicile a doublé entre 2007 et 2011: la crise a poussé les travailleurs à accepter des postes dans des lieux si éloignés de leur domicile qu'ils ne peuvent plus rentrer chez eux le soir. Dans ce pays encore, près de 40% des personnes interviewées se déclarent prêtes à penduler plus de 2 heures par jour en 2011 alors qu’elles ne le souhaitaient pas en 2007. En Espagne, comme en France, la mobilité est plus souvent subie et considérée comme une issue pour sortir du chômage qu'en Suisse et en Allemagne, où elle est davantage choisie.

Par ailleurs, les difficultés économiques et les bas salaires peuvent aussi être une entrave à la grande mobilité qui reste chère, que l'on circule en transports publics ou en voiture.

■ Le profil des travailleurs mobiles

Les travailleurs mobiles ne sont de loin pas seulement des hommes d'affaires ou des cadres de multinationales appelés à avaler les fuseaux horaires. Même si les personnes actives possédant un haut niveau de revenu et de formation ont plus de chance d'être mobiles, les «profils sociologiques concernés sont très variés», constatent les chercheurs. Outre ceux qui voyagent à l'international, on trouve de nombreux commerciaux, des livreurs, des conducteurs de train, des militaires et des gendarmes, des enseignants et une vaste gamme d'autres professions.

Un point commun: la grande mobilité est souvent associée au genre, elle est plus pratiquée par les hommes. Ou alors par les femmes sans enfants, surtout en Suisse et en Allemagne.

■ L'impact sur la vie privée: une «instabilité conjugale»

«Beaucoup de grands mobiles envisagent leur situation comme une manière de concilier vie privée et vie professionnelle. En effet, la pendularité de longue durée, l'absence fréquente du domicile et la vie de couple à distance permettent de combiner un lieu de résidence stable tout en travaillant dans un ou des lieux éloignés», relèvent les chercheurs. Ainsi, une minorité la perçoit comme une contrainte, un tiers environ comme une opportunité et la majorité comme une nécessité.

Mais «le prix social de la grande mobilité est relativement élevé», note Emmanuel Ravalet. «Il se manifeste par une plus grande instabilité conjugale et par une plus faible fécondité chez les travailleuses qui sont beaucoup amenées à se déplacer. Ces phénomènes sont plus marqués en Suisse et en Allemagne». Pour les femmes actives, la maternité coïncide d'ailleurs souvent avec un arrêt de la mobilité.

C'est un autre et dernier pan de ce phénomène contemporain: l'entrée et la sortie de la mobilité sont fréquentes au cours d'une carrière et d'une vie, peu de professions nécessitant une mobilité permanente.

«Grandes mobilités liées au travail. Perspective européenne». Emmanuel Ravalet, Stéphanie Vincent-Geslin, Vincent Kaufmann, Gil Viry et Yann Dubois, Economica, 2015.