Au dépôt de l'initiative «Oui à la protection de la sphère privée» en 2014, peu d’observateurs politiques auraient parié cent francs sur une adoption du texte par le Conseil national. Issue d’élus bourgeois et proches des banques - le conseiller national Thomas Matter (UDC/ZH) notamment - cette initiative avait été lancée en pleine mort du secret bancaire pour les clients internationaux des banques suisses. Un véhicule aux portes ornées d’une caricature de la conseillère fédérale Eveline Widmer-Schlumpf en sorcière avait même accompagné la récolte de signatures en Suisse alémanique. Le texte mettait mal à l'aise un Parlement acquis dans sa majorité à la stratégie de l’argent propre.  

Un effet du Rechtsrutsch

C’était sans compter sur l’effet du temps et le virage à droite pris par le Parlement lors des dernières élections fédérales. Après plus de six heures de débat, le Conseil national a ainsi approuvé jeudi l’initiative populaire qui ambitionne d’inscrire dans la Constitution la protection de la sphère privée en générale, financière en particulier.

Le texte veut empêcher la transmission de renseignements fiscaux aux administrations cantonales si une personne domiciliée ou sise en Suisse s’y oppose. Il ménage deux exceptions à cette règle, pour autant qu'une procédure pénale soit en cours contre le titulaire du compte concerné: des renseignements peuvent être transmis si un soupçon fondé existe que la personne a l'intention de commettre une fraude fiscale par exemple en falsifiant des livres comptables ou des comptes. Et en cas de doutes sérieux sur une soustraction fiscale délibérée, continue et portant sur de grands montants.

La question des engagements internationaux 

En commission, un contre-projet direct a été opposé à cette initiative suite aux dernières élections fédérales. Il reprend la notion de protection de la sphère privée financière, mais ne fixe pas de liste exhaustive des infractions qui peuvent donner lieu à une levée du secret bancaire. Une différence essentielle pour préserver les engagements internationaux de la Suisse, estime le conseiller national Guillaume Barazzone (PDC/GE): Avec l’initiative, «la Suisse ne pourrait plus lutter efficacement contre le blanchiment et le financement du terrorisme».  

Vous n'avez pas compris que la place financière elle-même, elle qui refuse l'initiative et le contre-projet, a tourné la page de l'évasion fiscale et fonde désormais son modèle d'affaires, non pas sur la triche, mais sur la qualité de ses conseils

Au final, le Conseil national a adopté et l’initiative et le contre-projet, avec une préférence au contre-projet en réponse à la question subsidiaire. Au grand dam de la gauche, des Vert’libéraux et du PBD. «Vous n'avez pas compris que notre pays a tourné la page de l'évasion fiscale. Vous n'avez pas compris que la place financière elle-même, elle qui refuse l'initiative et le contre-projet, a tourné la page de l'évasion fiscale et fonde désormais son modèle d'affaires, non pas sur la triche, mais sur la qualité de ses conseils, sur son expérience et sur les compétences de son personnel», a asséné Jean-Christophe Schwaab, conseiller national (PS/VD) et président romand de l'Association suisse des employés de banque Le PS en fait une affaire de principe: «La protection des fraudeurs n’a en aucun cas sa place dans notre Constitution», ajoute Ada Marra (PS/VD).

Pour la droite, il s'agit simplement d'ancrer dans le texte fondateur la pratique actuelle. Et donc ce qui reste du secret bancaire. «Nous avons simplement aujourd'hui pour objectif d'inscrire dans la Constitution le droit en vigueur qui permet de poursuivre toute personne qui est soupçonnée d'avoir commis une infraction pénale», affirme Christian Lüscher (PLR/GE), membre du comité d'initiative.  

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Les cantons s'y opposent

L'initiative et son contre-projet s’en vont au Conseil des Etats. Comme les cantons s’opposent aux deux textes, leurs représentants sous la Coupole fédérale vont sans doute rejeter au moins l'initiative, voire son contre-projet également. Les cantons estiment que la sphère privée financière des citoyens suisses est aujourd'hui déjà protégée. Cette initiative empièterait selon eux sur leur procédure fiscale. Ils craignent que l'obligation d'informer et d'attester faite aux tiers en cas de soupçons d'irrégularités se retrouve fortement restreinte. Le comité d'initiative plaide déjà le compromis: Christian Lüscher (PLR/GE) estime que l’initiative pourrait être retirée, si le contre-projet passe la rampe des deux chambres.