Seringues en prison: la pression monte sur les cantons récalcitrants
Santé publique
Le bras de fer se poursuit autour de la distribution de matériel d’injection stérile en milieu carcéral. Le Conseil fédéral appelle à une mise en oeuvre rapide de l’ordonnance sur les épidémies et les médecins pénitentiaires s’impatientent

Les cantons récalcitrants peuvent-ils traîner des pieds encore longtemps avant de mettre en œuvre la nouvelle législation sur les épidémies qui prévoit notamment l’échange de seringues en milieu carcéral? L’avis du gouvernement, tombé le 22 février dernier en réponse à une interpellation parlementaire, est d’une fermeté assez rare. «Le Conseil fédéral part du principe que les cantons et les établissements de privation de liberté satisferont rapidement aux obligations qui en découlent en assurant à toutes les personnes qui sont à leur charge des mesures appropriées pour prévenir les maladies infectieuses, notamment la mise à disposition de matériel d’injection stérile et de traitements à base de stupéfiants.» Pas sûr que cela suffira encore à briser les résistances.
L’initiative de cette mise au point revient à la conseillère nationale Laurence Fehlmann Rielle. Sensible à la politique des quatre piliers en matière de drogue et à la question de la réduction des risques auprès des populations fragiles, la socialiste genevoise s’est inquiétée du peu d’impact que la nouvelle ordonnance, entrée en vigueur le 1er janvier 2016, a eu sur une majorité des prisons. Le gouvernement partage visiblement ce constat: «Le Conseil fédéral est conscient qu’il existe d’importantes disparités en ce qui concerne l’accès des détenus aux mesures de réduction des risques. Ainsi, seuls 15 établissements de privation de liberté en Suisse proposent-ils du matériel d’injection stérile aux personnes toxicodépendantes.»
Cocaïne et anabolisants
Cette réponse, qui rappelle la compétence de cantons en la matière mais aussi la surveillance exercée par la Confédération lorsqu’une exécution uniforme s’impose, satisfait Laurence Fehlmann Rielle. Du moins provisoirement. «Il faudra rester attentif et aller plus loin si rien ne bouge», prévient-elle. Le professeur Bruno Gravier, président de la Conférence des médecins pénitentiaires suisses, attend aussi beaucoup de ce coup de semonce: «J’espère vivement que cette incitation forte émanant du Conseil fédéral va faire bouger les choses et permettre que les cantons les plus réticents à l’application de la loi donnent enfin aux équipes médicales la possibilité de répondre adéquatement à ce qui est un problème majeur de santé publique dans les prisons.»
Un rappel qui tombe à point car les établissements sont à nouveau confrontés à une recrudescence de la consommation de substances diverses. «Les détenus s’injectent surtout de la cocaïne ou des anabolisants. Certains d’entre eux présentent des abcès et sont dans un état physique très altéré, tel qu’on n’en avait pas vu depuis vingt ans. Aucune prison n’y échappe», ajoute Bruno Gravier. Dans un tel contexte, le risque de transmission de maladies par le sang est décuplé si l’accès à du matériel d’injection stérile est impossible. Rappelons que Genève, Berne ou encore les Grisons pratiquent depuis longtemps l’échange de seringues dans certains établissements en vertu du principe de l’équivalence des soins.
Lecture minimaliste
L’espoir de voir cette situation évoluer vers une véritable stratégie nationale de distribution en milieu carcéral (seules 10% des prisons du pays ont un tel programme) est toutefois rapidement tempéré par le secrétaire général de la Conférence latine des chefs des Départements de justice et police (CLDJP). Blaise Péquignot précise qu’une séance a été consacrée à ce thème le 24 octobre dernier et que décision a été prise de ne pas prendre de mesures spécifiques: «La CLDJP considère que l’ordonnance sur les épidémies n’implique pas une distribution généralisée mais une possibilité, en fonction de besoins particuliers et de situations précises, de remettre du matériel sous un contrôle médical très strict.» Côté alémanique, où les autorités estiment que le besoin n’existe tout simplement pas, c’est encore plus tranché.
Reste à savoir si cette lecture minimaliste du texte législatif résistera à l’analyse du Conseil fédéral et à la surveillance qu’est appelée à faire, dans la même réponse, la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT). La secrétaire générale de la CNPT, Sandra Imhof, a bien reçu le message. «Avec des ressources très limitées, la Commission ne saurait prétendre faire une surveillance systématique de la mise en œuvre de cette ordonnance. Cela dit, elle se montrera encore plus attentive qu’auparavant. La Suisse s’est dotée d’un cadre qui permet désormais une harmonisation des pratiques mais on en est encore très loin.»
Le cas vaudois
L’agitation politique a également gagné les cantons. Notamment celui de Vaud qui concentre une bonne partie du carcéral romand et où l’administration pénitentiaire a toujours combattu la distribution de seringues au nom de considérations morales ou sécuritaires. Nicolas Mattenberger, député socialiste, explique être intervenu, avec d’autres, auprès de la conseillère d’Etat Béatrice Métraux afin de savoir comment l’ordonnance sera appliquée. «On nous a répondu qu’une étude était en cours. Si rien n’est fait, une interpellation parlementaire sera déposée», précise-t-il. Elections cantonales obligent, ce sujet délicat sera sans doute reporté à plus tard.
Les craintes exprimées par les agents de détention, qui voient une arme potentielle en chaque seringue, sont aussi une des causes de cette politique des très petits pas. Sylvie Bula, cheffe du service pénitentiaire vaudois, relève qu’un groupe de travail sera constitué, avec des représentants du personnel, pour mener une réflexion plus globale sur la prévention en prison et mettre au point une stratégie par étapes. «A terme, on va tendre vers une distribution de seringues là où les besoins existent. Il s’agira tout d’abord de monter un projet sur une première prison en s’inspirant des expériences déjà menées ailleurs. La conseillère d’Etat a donné son aval à cette manière progressive de faire et d’opérer des choix mesurés», ajoute la responsable.
Autant dire que le «rapidement», préconisé par le Conseil fédéral, risque bien de prendre encore pas mal de temps.