«[…] un homme que je regarderai toujours comme le meilleur et le plus sage que j’aie connu.» Ainsi John Watson termine-t-il son récit du Dernier Problème. La nouvelle paraît dans le Strand Magazine en décembre 1893. L’histoire se passe deux ans plus tôt. Sherlock Holmes informe Watson de l’existence du professeur Moriarty, le «Napoléon du crime». Londres devient dangereuse pour le détective et son ami: ils partent pour le continent, passent par Bruxelles, Strasbourg, puis Bâle et Genève. Ils remontent le Rhône, atteignant Interlaken par le col de la Gemmi.
Ils arrivent à Meiringen le 3 mai 1891. Ils logent au Englischer Hof, nom que l’écrivain Arthur Conan Doyle donne à l’hôtel du Sauvage – aujourd’hui, le Parkhotel du Sauvage. Le 4 mai, voulant gagner Rosenlaui, dans les hauteurs de Meiringen, ils font le détour par les chutes du Reichenbach. Le docteur Watson est rappelé pour une Anglaise souffrante – une ruse. «Me retournant, j’aperçus Holmes adossé, les bras croisés, à la paroi rocheuse et regardant en bas, vers le gouffre. Je ne devais plus le revoir en ce monde.» Manifestement, l’enquêteur s’est abîmé dans le précipice avec son ennemi.
Les holmésiens, notamment ceux de Londres, se rendent périodiquement en Suisse pour leur pèlerinage. Pour l’amateur de Sherlock Holmes, le chemin helvétique peut commencer par Lucens, dans le canton de Vaud. Là où le fils cadet, Adrian Conan Doyle, avait acheté le château, et installé un petit musée, à présent logé au pied de l’édifice. Par jour calme, le curieux aura droit à une visite guidée par les jeunes volontaires du musée, éclairant le lien d’Arthur avec la Suisse. La petite histoire veut que ce soit l’auteur du Monde perdu, volontiers sportif, qui a amené la pratique du ski dans les Alpes; une photo le montre, exhibant ses lattes inédites.
Le musée de Lucens et celui de Meiringen sont en concurrence pour leur attraction principale, la reconstitution du salon du 221b Baker Street. Dans la petite ville bernoise, on affirme même proposer la mise en scène la plus authentique. Débat. En tout cas, un fait apparaît vite aux yeux du visiteur: Meiringen mise fort sur la popularité du personnage. Au centre du village, sur la «Conan Doyle Place», des panneaux illustrés narrent le séjour du détective dans la région. A côté, dans l’ancienne église anglaise, le musée montre quelques intéressantes reliques dans ses vitrines. En marchant pour aller prendre le funiculaire posé en 1899, le promeneur passera devant un Sherlock Alpenclub, puis à côté de l’imposant Das Hotel Sherlock Holmes.
En bon pèlerin, on résidera toutefois plutôt au Parkhotel du Sauvage, puisque les deux héros y logèrent. Une plaque à l’entrée du bâtiment, sans doute le plus grand de Meiringen, en atteste. Au fait, comment sait-on que c’est bien celui-là? La responsable de la réception brandit un classeur dodu, riche en images du romancier. En effet, celui-ci avait logé ici, dans ce havre construit en 1880, aux couloirs un peu lugubres, aux chambres spacieuses. Et dont la façade sud donne sur les chutes, nichées dans la forêt.
Dans Conan Doyle, Sherlock Holmes et la Suisse, publié par la Société d’études holmésiennes de la Suisse romande, son président Vincent Delay précise les séjours de l’écrivain. Celui-ci était venu discourir à Lucerne en août 1893. Il y a rencontré plusieurs Anglais, dont un révérend qui lui aurait soufflé l’idée de précipiter le héros dans une chute d’eau: «Vous économisez les frais d’obsèques.» C’est durant ce voyage que l’auteur passe par Meiringen. Le couple Conan Doyle revient à Davos en novembre, pour soigner Louise, atteinte de tuberculose.
Parue en mai, la biographie Conan Doyle contre Sherlock Holmes, d’Emmanuel Le Bret (Ed. du Moment) précise son état d’esprit cette année-là. En octobre, son père, rongé par la dépression et l’alcool, meurt à 61 ans. La maladie de Louise le mine. Et puis, cela fait deux ans qu’il veut tuer son personnage: «Je pense me débarrasser de lui une fois pour toutes. Il m’empêche de m’occuper de choses meilleures», écrivait-il en novembre 1891, déjà, à sa mère.
Deux ans plus tard, il confie à «la ma’am», comme il la surnomme: «Je suis fatigué de son nom et de sa réputation!» La ma’am proteste: mais contrairement à une légende, l’activisme maternel ne suffira pas à convaincre le fiston. Il mettra tout de même huit ans avant de reprendre son héros, dans Le Chien des Baskerville, situé avant l’épisode de Reichenbach.
En décembre 1893, l’annonce de la mort de Sherlock Holmes traumatise le Royaume. Si Une Etude en rouge, la première aventure en 1887, n’avait pas eu un grand retentissement, la popularité de Holmes était devenue considérable. Le Strand Magazine grimpe jusqu’à un tirage de 500 000 exemplaires, et c’est «en partie grâce à Sherlock Holmes», relève l’universitaire Natacha Levet dans le récent Sherlock Holmes, de Baker Street au grand écran (Ed. Autrement). A la parution du Dernier Problème, des Londoniens portent un brassard noir, apprend-on au musée de Meiringen (Emmanuel Le Bret confirme). Il y a des défilés de protestation, des plaintes officielles d’organisations diverses, même sportives. Preuve de l’engouement général, une parodie paraît déjà le 29 décembre, dans laquelle on suppose que Watson est accusé du meurtre de son ami, tout en assurant que «nul ne crut à sa mort».
Conan Doyle est submergé de lettres de défaveur, voire d’insultes. Qu’il ne lit pas: il est alors à Davos… Pendant les années qui suivent, la manie Holmes gagne toute l’Europe. En 1904, le Journal de Genève s’y met, lit-on dans ses archives, publiant Une Etude en rouge en feuilleton , signalé comme les aventures «du célèbre policier amateur Sherlock Holmes, qui jouissent outre-Manche d’une popularité énorme». Et qui ne viennent pas sans polémique: le musée de Meiringen exhibe un amusant article du Times de février 1910, selon lequel les CFF ont banni la vente de romans policiers dans leurs gares, au motif de la morale douteuse de ces œuvres…
Revenons au 4 mai 1891, la date de fiction. Quelle que soit l’origine de cette idée – précipiter Sherlock Holmes dans les chutes avec son ennemi juré – face au paysage de Reichenbach, le flâneur prend conscience du coup de génie qu’elle constitue. Parmi ses nombreuses qualités, la saga holmésienne profite de cette variété de paysages due aux voyages de son créateur. Le plus souvent, Holmes et Watson arpentent les rues d’une Londres victorienne embrumée par le fog, que percent à peine les becs de gaz. Parfois, ils bénéficient d’une escapade en campagne, dans de vénérables demeures aux salons truffés de secrets.
Et soudain, cette échappée qui s’achève dans l’Oberland bernois. Autour de Meiringen, les chutes ne manquent pas; sur le flanc nord, celles d’Alpbach, bien éclairées la nuit, et à peine plus loin, celles de Giessbach – où a été tourné, en plus de Reichenbach, l’épisode de la série canonique de Granada, avec Jeremy Brett, en 1985. Mais au long de ses 120 mètres, la cascade qu’a choisi le père ingrat de Sherlock Holmes garde une élégance particulière, due notamment au fait qu’elle est un peu incurvée dans la montagne, comme abritée par une ombre mystérieuse. Elle conserve d’ailleurs ses énigmes: les notices à l’arrivée du funiculaire relatent qu’on n’y a «découvert» un trou, dans la falaise, qu’en 2009 seulement. Depuis l’imposante colonne d’eau, le fidèle peut entamer de belles promenades, en rejoignant par exemple les gorges de l’Aar (compter 1h30).
Watson écrivait: «Le site, il faut en convenir, est effrayant. Le torrent, gonflé par la fonte des neiges, se précipite au fond d’une gorge, d’où l’écume s’élève en tourbillons comme de la fumée au-dessus d’une maison en feu. […] L’eau verte coule en mugissant sous un rideau d’écume et de l’abîme monte un grondement sourd et continu.»
Au pied de la chute, ou depuis la station supérieure accessible par une ascension courte mais rude, l’admirateur de l’impérissable héros a tout loisir de s’imaginer la bataille donnée comme finale. Par contraste avec la fureur de l’eau rugissant dans le vide, la pierre à vif, presque d’or à certains moments de la journée, offre un écrin chaleureux à ce déluge constant.
Le lecteur se rappelle les grandes heures du détective, ses troublantes déductions; sa joie presque enfantine lorsqu’une affaire corsée se présente à lui («Je crains que l’affaire ne soit pas très jolie, Watson! Qu’en pensez-vous?» lance-t-il dans une précédente aventure); ses pensées toujours étonnantes («Je crois que la banalité est très anormale»); sa suffisance parfois («C’est mon métier de savoir ce que les autres ne savent pas»); et ses traits d’humour: «Après quoi, le mort, craignant sans doute de s’enrhumer, s’est levé pour verrouiller la porte», objecte-t-il un jour à un policier échafaudant une théorie boiteuse.
De fait, même si Holmes est finalement revenu, Reichenbach avait la grâce nécessaire pour lui servir de tombeau. Au bord du précipice, ses admirateurs contiendront à peine leur émotion en relisant la conclusion de ce qui devait être sa dernière missive à Watson:
«Présentez, je vous prie, mes respectueux hommages à Mme Watson et croyez-moi, mon cher vieux,
Très sincèrement vôtre
Sherlock HOLMES.»