Outil démoniaque source de graves perturbations, extension fatale de l’élève contemporain ou encore nouvel outil pédagogique? Le téléphone mobile serait tout cela, selon le point de vue qu’on adopte. Pas étonnant, dès lors, que les écoles suisses se penchent sur le sort à lui réserver, encouragées par le débat qui a lieu en France autour de son interdiction dans les écoles et les collèges, votée cet été par le parlement.

Le tableau en Suisse romande est nécessairement plus complexe, chaque canton statuant sur la question. C’est la conseillère d’Etat Anne Emery-Torracinta qui, la première, a lâché un ballon d’essai durant ses vacances, s’interrogeant sur l’interdiction, y compris dans les préaux et lors des pauses scolaires.

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L’interdire pour permettre «une socialisation harmonieuse»

Mais contre toute attente, c’est son homologue vaudoise, Cesla Amarelle, qui est passée aux actes: elle a annoncé cette semaine un essai pilote d’interdiction totale dans dix établissements de l’école obligatoire acquis à l’idée du test, ceux-là même qui sont chargés de plancher sur l’éducation numérique. «Durant les récréations, cette interdiction permettrait de renforcer les échanges et une socialisation harmonieuse», a expliqué la ministre. A Genève en revanche, le Département de l’instruction publique en reste à l’interdiction durant les cours et promet de réfléchir et de consulter.

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A Fribourg, le règlement de la loi scolaire adopté en 2015 interdit le portable en classe, sauf autorisation de l’enseignant. Dans la plupart des établissements, les téléphones reposent, muets, dans les sacs d’école, mais peuvent surgir à la récréation. Le règlement précise qu’en cas d’infraction à cette règle, l’établissement peut le confisquer. «Cette mesure a été édictée lorsque les enseignants se sont rendu compte que le téléphone faisait trop souvent irruption dans les classes», explique Marianne Meyer, conseillère scientifique à la direction de l’instruction publique, de la culture et du sport.

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«Nous ne faisons pas preuve de laxisme»

Le canton ne boude pas pour autant les médias et technologies de l’information et de la communication. Avec deux centres de compétences qui leur sont dédiés, il a mis en place une plateforme numérique sur laquelle l’élève, via une adresse e-mail gérée par l’Etat, peut recevoir et échanger des documents. Une manière de remplacer le réseau social WhatsApp, interdit depuis mai dernier en Suisse et dans l’Union européenne aux moins de 16 ans.

A Neuchâtel, l’école est régionalisée. Par conséquent, le canton connaît treize règlements, comme autant de centres scolaires. Certains autorisent le portable à la récréation, même à l’école primaire, d’autres non. En cas d’abus, la confiscation est possible et c’est aux parents de venir récupérer le téléphone. «Nous ne faisons pas preuve de laxisme, explique Jean-Claude Marguet, chef du Service cantonal de l’enseignement obligatoire. Ce qui nous guide est la responsabilité individuelle et l’éducation. Aujourd’hui, c’est la problématique du téléphone à laquelle nous faisons face, demain ce sera autre chose. L’école doit s’adapter, mais avec doigté.»

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Le téléphone comme outil d’apprentissage

Dans le Jura, les règlements en la matière sont aussi laissés aux établissements scolaires. La plupart d’entre eux prohibent le téléphone durant les cours et le tolèrent dans les préaux. «Nous allons cependant mener une réflexion pour voir s’il convient d’harmoniser, explique Fred-Henri Schnegg, chef du Service de l’enseignement. Mais pour l’instant, rien ne nous est remonté du terrain sur le besoin d’un durcissement, comme dans le canton de Vaud.»

Le Valais ne connaît pas non plus de législation cantonale. Si les téléphones ne sont pas utilisés pendant les cours, les pratiques en matière de dépôt – casiers, sacs – varient. Mais le Vieux Pays ne compte pas rester à la traîne d’un mouvement inéluctable. Le Centre cantonal ICT-VS pour l’intégration des nouvelles technologies dans l’enseignement valaisan planche sur l’utilisation pédagogique des portables en classe. Ou comment dompter le téléphone pour qu’il devienne un outil d’apprentissage et non une invite à l’indiscipline. D’ici à quatre ou cinq ans, un projet pourrait être sous toit. D’autres cantons travaillent sur des initiatives similaires.

«L’interdiction totale va à contre-courant»

Pour l’heure, la question du téléphone à l’école irrite ou étonne. D’un côté, les tenants d’une éducation plus classique, où son irruption est considérée comme un élément perturbateur, au mieux émotionnel, au pire cérébral; de l’autre, les fervents de l’adaptation, avec ou sans réserves. Le président du Syndicat des enseignants romands (SER), Samuel Rohrbach, est plutôt de ceux-là: «L’interdiction totale va à contre-courant, même si elle simplifie la vie des enseignants. Mieux vaut avancer avec ce qui existe. Dans l’établissement jurassien où je travaille, je constate que dans les préaux, peu d’élèves ont leur portable à la main. Je pense qu’il vaut mieux donner des cours pour savoir quand et comment l’utiliser.»

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Qu’en pense Claire Balleys, professeure à la Haute Ecole de travail social à Genève et auteure de Grandir entre adolescents – A l’école et sur internet? «D’un point de vue éducatif et pédagogique, il faut apprendre aux jeunes à faire des recherches, à questionner les usages, à voir cet outil comme une ressource à certains moments. Même si je comprends le point de vue pragmatique qui consiste à bannir les téléphones, afin de favoriser le dialogue pendant les pauses.» Si, comme chercheuse, elle se refuse à prendre position, elle constate néanmoins ceci: «On n’interdit en principe pas aux adultes de consulter leur téléphone pendant les pauses au travail, ni aux enseignants dans la salle des maîtres. Et dans les familles, les enfants ne sont pas toujours les plus connectés ni les plus accros.» L’éducation à la nouveauté ne s’arrête pas à l’école obligatoire. Mais celle-ci ne peut s’épargner le débat.