Tout commence dans les ténèbres d’une chambre d’hôpital, l’été de ses 7 ans. Atteint d’une grave maladie rénale, Marc-André Bünzli semble condamné à mourir. Une infirmière prépare l’enfant à faire ses adieux lorsque, soudain, un médecin entre dans la pièce. «Il m’a dit: je vais t’aider. C’était comme s’il frottait une allumette dans ma nuit. Depuis, j’ai essayé d’amener plus loin la flamme qui m’avait sauvé», explique Marc-André Bünzli.

Sa manière à lui de l’apporter au monde, c’est par l’eau. Chef du groupe spécialisé Eau et assainissement au sein du Groupe suisse d’aide humanitaire depuis 2008, le sexagénaire supervise la sélection et la formation d’une centaine d’experts hydrauliques envoyés par Berne sur des lieux de conflits partout sur la planète. Corée du Nord, Bosnie, Pakistan, Ukraine – il en a traversé sept fois la ligne de front avec la Russie depuis 2015 –, ce père de trois fils aura bougé dans tous les coins chauds du globe. Son terrain, c’est l’humain; son expertise, la terre, cette terre «qu’il faut toucher, ressentir», affirme-t-il avec bonhomie.

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Des vertus canadiennes

Sa passion pour la géologie et l’eau, Marc-André Bünzli la découvre à l’école secondaire déjà. «Le maître nous a dit qu’à chaque seconde, la Terre tournait sur elle-même. En fermant les yeux, je l’ai sentie bouger. Cette émotion prodigieuse m’a emporté», dit Marc-André Bünzli. Elle l’entraîne à l’Université de Genève où il étudie les sciences de la Terre, puis le jeune homme en révolte contre le monde, alors punk et fan des Sex Pistols devient… éleveur de chèvres au Québec. Il y fait siennes deux vertus canadiennes qui guideront toute sa carrière: l’optimisme et le pragmatisme. Les nuits où il veille sur son troupeau, il s’adonne à la contemplation du ciel «qui m’entourait comme une coupole», dit-il avec émotion.

Rien d’étonnant à ce que le trentenaire finisse par postuler au CICR après un master tardif, affrontant ainsi les trois défis majeurs de l’humanitaire, selon lui: «surmonter la peur, gérer l’impuissance, préserver la neutralité». Ainsi, des questions politiques, Marc-André Bünzli ne dira pas un mot; il sera en revanche abondamment question des maux de la guerre. «La pulsion de mort écrase tout, c’est affreux», souffle-t-il. Lui qui a notamment vu arriver «dans un silence épouvantable» les 15 000 survivants du massacre de Srebrenica au cours de sa première mission pour le CICR en Bosnie, l’année 1995, a failli être broyé. Un burn-out, une dépression et une crise cardiaque: le prix à payer était élevé, mais le sexagénaire dit sa fierté face au «travail de Sisyphe» qu’il a accompli en approvisionnant les populations dans le besoin.

Dans l’est de l’Ukraine, pays dans lequel la Suisse est une intervenante crédible parce qu’elle y œuvre depuis des années, son équipe et lui ont soutenu les professionnels travaillant dans les 18 stations de traitement de l’eau – neuf de chaque côté – de 2015 à 2022. Marc-André Bünzli met en garde contre l’apparition possible de maladies causées par les dégâts du système de canalisations. Un enjeu crucial dans la région de Donetsk qui, comme la Crimée, dépend du système d’acheminement d’eau mis en place par Staline dans les années 1930, faute de ressources locales disponibles.

Durant sa carrière, Marc-André Bünzli a aussi mesuré le caractère «parfois trompeur» du narratif entourant l’or bleu. «Nous sommes eau, comme le dit très justement le président de la Confédération, Ignazio Cassis. Pourtant, on la connaît très mal; son cycle reste mystérieux», relève Marc-André Bünzli. Pour le spécialiste, qui abhorre le catastrophisme ambiant, on mesure encore mal les enjeux. «Par exemple, certains nous annoncent une guerre de l'eau depuis des décennies. Or, aucun conflit n’a jusqu’ici comme origine unique des questions d’eau. Lorsqu’on nous appelle au secours dans un contexte présenté comme catastrophique, le bilan chiffré et méthodique de la situation révèle parfois des difficultés moins grandes que redouté.»

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Un défi abyssal

Il plaide pour une meilleure connaissance «de ce qui est invisible: l’eau souterraine, dont la quantité est certainement bien supérieure à celle que l’on observe en surface», dit le Neuchâtelois. Pour Marc-André Bünzli, le véritable enjeu pour l’avenir, «c’est la croissance démographique: nous exerçons une pression croissante sur les ressources. Cela va nous forcer à gérer l’eau de manière plus active et à adapter notre production agricole», relève-t-il. Un défi abyssal auquel il se dit heureux d’avoir apporté sa contribution alors que sa carrière professionnelle arrive presque à son terme.

Dans le brouhaha de la brasserie genevoise qui a accueilli ses confidences, le sympathique Neuchâtelois reprend une gorgée de bière, puis il sourit. «En mettant tout bout à bout, j’ai calculé que j’avais organisé pour deux à trois siècles de mission auprès de personnes dans le besoin. Ça fait pas mal de monde, n’est-ce pas? Je suis heureux d’avoir, au nom du peuple suisse, craqué une petite allumette dans leurs ténèbres.»


Profil

1960 Naissance le 10 août, dans le canton de Neuchâtel.

1967 Tombe gravement malade pendant cinq ans: «Mon corps n’arrivait pas à éliminer l’eau», explique-t-il.

1995 Première mission en Bosnie avec le CICR.

2008 Chef du groupe d’experts WASH de la Confédération.

2015 Première mission d’évaluation en Ukraine.


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