FORUM SANTÉ

Que cela soit dans le domaine de la prévention, des connaissances scientifiques, des diagnostics ou des traitements, les biais de genre restent malheureusement encore trop nombreux. Pour la 5e édition du Forum Santé, Le Temps et Heidi.news ont décidé de se pencher sans tabous sur ces questions pour mieux les comprendre et contribuer à les déconstruire. Le conseiller fédéral Alain Berset viendra par ailleurs répondre à vos questions. Ce sera le 3 novembre à l’UNIL. Evénement gratuit, sur inscription: www.events.letemps.ch/sante

Née en 1971 à Monthey (VS), Denise Medico a fait des études de psychologie à Genève, puis de sexologie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Cofondatrice du Centre 3 de psychothérapie de couple et de la famille, elle est la coauteure du premier livre* en français sur l’accompagnement et l’amélioration des conditions de vie des personnes trans et non binaires.

Le Temps: Les jeunes trans et non binaires ont longtemps été invisibilisés. Le sont-ils moins aujourd’hui?

Oui. Nous sommes même passés d’une invisibilité à une surmédiatisation. Celle-ci a des côtés positifs, mais aussi négatifs. Dans les médias, certains messages ne reflètent pas la réalité du terrain. Il est par exemple faux de prétendre que beaucoup de jeunes regrettent d’avoir entamé une transition. La réalité, c’est que davantage de jeunes ont le courage de faire leur coming out plus tôt. Mais il reste difficile de s’affirmer comme personne trans et non binaire.

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Cette plus grande visibilité engendre aussi des crispations. Vit-on encore dans une société transphobe?

Nous vivons dans une Suisse encore très patriarcale. Nous pouvons certes nous féliciter d’avoir enfin accepté le mariage pour tous en votation, mais nous ne sommes pas des pionniers par rapport aux autres pays occidentaux. Il subsiste des différences de genres très marquées, cela toujours au détriment des femmes.

Mais utiliseriez-vous le terme de «transphobe» pour qualifier la Suisse?

Lorsque le conseiller fédéral Ueli Maurer, en annonçant sa démission, déclare qu’il peut envisager qu’une femme lui succède, «pourvu que cela ne soit pas un «ça» [soit une personne non binaire, ndlr], sa remarque est clairement transphobe. Mais il ne faut pas généraliser: toute la Suisse ne l’est pas. Sur cette question, je constate un écart entre les générations. La visibilisation des mouvements trans et queer entraîne une rigidification du camp conservateur.

A quel âge se pose la question de l’identité de genre?

Nous discernons plusieurs groupes. Le premier – minoritaire – concerne des enfants qui vers 3-4 ans expriment déjà leur sentiment d’appartenir à un autre genre par une profonde tristesse ou des crises lorsqu’on leur demande de se comporter selon la norme. Le deuxième groupe, le plus grand, est constitué d’enfants silencieux qui taisent leur mal-être jusqu’à la puberté, soit à l’âge où leur corps change irrémédiablement et où ils s’aperçoivent qu’ils ne peuvent plus cacher leur genre. Dans le troisième groupe, on trouve des enfants au genre neutre, ou qui pouvaient exprimer une différence par rapport aux normes sans problème et qui, à l’adolescence, manifestent une haine de leur propre corps, s’automutilent et connaissent des épisodes suicidaires.

Pourquoi le langage à leur propos a-t-il si longtemps été médicalisé et pathologisant?

Le concept même de personne trans en tant qu’identité est relativement récent en Occident, il date des années 2000. Longtemps, depuis la fin du XIXe siècle, l’expression de genre non conforme a été comprise comme une pathologie qu’il fallait soigner. On a appliqué toutes sortes de traitements qui ne faisaient qu’aggraver le problème. Dans les années 60, l’endocrinologue américain Harry Benjamin, avec son livre The Transsexual Phenomenon, est reconnu comme un pionnier en prônant l’accompagnement des personnes trans vers l’affirmation de leur genre. Ce n’est pourtant que dans les années 2010 que s’impose une approche affirmative du genre qui ne considère pas qu’être trans relève d’un problème et qui respecte l’autodétermination et l’expertise des personnes sur leur vie.

Dans la vidéo qui figure sur le site de la Fondation Agnodice, le jeune qui témoigne est très dur envers les «thérapeutes coercitifs». Y en a-t-il encore beaucoup?

Certains pratiquent encore des thérapies coercitives de conversion, visant à convaincre la personne qu’elle n’est pas ce qu’elle sent être. De toute évidence, ces thérapies ont plus d’effets néfastes à court et long terme que d’effets positifs, elles sont donc fortement déconseillées. Hélas, il n’existe pas encore de base légale pour garantir que les patients ne vont pas tomber sur ces thérapies. Le problème dans ce genre d'approche, c’est que nous sommes beaucoup plus dans la morale que dans la réalité scientifique.

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Y a-t-il un malaise sur cette question chez les médecins plus âgés?

Je pense qu’il y avait chez eux une grande incompréhension, liée au patriarcat et à la difficulté de séparer sexe et genre. Mais les nouvelles générations de thérapeutes se sentent beaucoup plus concernées. Tout change vite.

Quels sont les droits de ces jeunes trans?

En Suisse, il n’y a pas encore de vraie protection des personnes en dehors de la binarité. Il faut toutefois saluer quelques avancées. La première a consisté à arrêter de contraindre à la stérilisation des personnes trans pour le changement d’identité. La Suisse avait d’ailleurs été épinglée par la Cour européenne des droits de l’homme à ce propos. Le deuxième grand changement réside dans la possibilité de changer de genre à l’état civil sans traitement médical et sur autodéclarationMais il n’est toujours pas possible d’avoir une identité de genre non binaire.

En apprenant que leur enfant est trans, les parents paniquent. Que leur conseillez-vous?

Tous les parents ne paniquent pas, mais il est vrai qu’ils doivent faire le deuil des projections qu’ils avaient faites pour l’avenir de leurs enfants. C’est dur pour eux, car eux aussi vivent dans une société qui sombre parfois dans la transphobie: l’an passé, une commune alémanique a choisi une femme trans comme bonhomme hiver. Dès lors, ils se posent des questions légitimes: mon enfant sera-t-il discriminé dans sa vie? Sera-t-il heureux? Sera-t-il aimé?

Quelles sont les bonnes pratiques à adopter?

D’abord, reconnaître l’authenticité de la demande. Les parents doivent aussi garantir un filet de sécurité autour de leur enfant, ce qui induit d’impliquer l’école, le lieu de socialisation du jeune. Souvent, cela va suffire, car toutes les personnes trans ne vont pas s’engager dans une transition médicale.

Les jeunes trans se sentent toujours incompris. Ne faudrait-il pas créer des forums de dialogue entre eux et la société?

Le sentiment d’être incompris n’est pas une spécificité des personnes non binaires, mais bien davantage des ados. C’est à nous qui sommes au pouvoir d’accepter cette catégorie sociale «trans et non binaire» comme étant valide. De plus, on ne peut séparer cette question des enjeux plus globaux sur ce monde en déliquescence que nous leur laissons et qui les plonge dans l’anxiété, voire la colère. Il y a effectivement un grand travail de pacification intergénérationnelle à faire. En tant que professeure à l’université en contact avec mes étudiants, je vois s’amplifier ce fossé entre générations. Et cela m’inquiète.


* «Jeunes trans et non binaires: de l’accompagnement à l’affirmation». Par Annie Pullen Sansfaçon et Denise Medico