Le mythe de la Willensnation (nation de volonté), Stéphane Tendon l'incarne à merveille. Ce natif de Genève, originaire du Jura, est allé effectuer une partie de ses études de lettres, en histoire orale, à l'Université de Bâle, où il a appris le suisse-allemand. Un an après la publication d'une thèse remarquée dans laquelle il analyse l'expérience de deux communautés romandes «à la frontière des langues» face à l'arrivée massive d'un employeur alémanique (lire ci-dessous), le jeune historien coordonne désormais le programme pionnier «Bilingue Plus» de la Faculté de droit de l'Université de Fribourg, qui propose à ses étudiants un cursus où une bonne partie de l'enseignement est dans l'autre langue. Un acte volontariste, un peu imposé par les circonstances financières, que Stéphane Tendon voudrait voir répété à l'envi en Suisse, pour que renaisse l'échange linguistique et que s'arrête le délitement du lien confédéral, miné par l'indifférence.

Le programme d'études proposé par l'Université de Fribourg tient du «bilinguisme d'action», commente l'historien genevois. Face à un enseignement parallèle en deux langues de plus en plus onéreux et problématique à assumer, le rectorat s'est donc décidé à concevoir un cursus effectivement bilingue, qui oblige les étudiants à maîtriser à la fois le français et l'allemand: 40% des cours sont en effet donnés dans «l'autre» langue. Difficile? Sans doute, en particulier lorsqu'il faut passer à la rédaction. Mais ce bilinguisme effectivement pratiqué, au quotidien, est aussi «une carte, un atout», ajoute Stéphane Tendon.

De son long travail de thèse, qui l'a plongé près de six ans durant dans les secrets de la confrontation linguistique, le chercheur originaire du Jura tire de nombreux enseignements. «L'un des problèmes de la Suisse, c'est que chacun s'y considère en situation de minorité. C'est une des raisons qui empêchent de sortir d'un esprit de clocher qui mène tout droit au «grounding institutionnel!» Pour Stéphane Tendon, le risque d'une communautarisation à la belge n'existe plus, si tant est qu'il se soit exprimé au lendemain du refus de l'Espace économique européen, en décembre 1992. En revanche, une «belgisation par l'ignorance» nous guette: «C'est presque pire, remarque l'historien. On s'enfonce dans une indifférence, une ignorance totale des valeurs et des préoccupations de l'autre. Les Romands ont été stupéfaits de voir quelle était la nature du débat alémanique sur l'assurance maternité, par exemple, malgré la déferlante de discussions qui avait marqué la campagne outre-Sarine.»

Et la focalisation de certains cantons alémaniques sur l'anglais est une illusion, avertit Stéphane Tendon: «On se retrouve avec des gens qui s'expriment mal dans une langue tierce. Je pense toutefois que cette tendance s'estompera, et que l'anglais perdra de son côté potion magique.» Mais, pour l'heure, il faut que les autorités politiques prennent des mesures drastiques, préconise-t-il. «Une harmonisation des programmes scolaires au niveau national est indispensable. Si tous les liens institutionnels traditionnels, comme la Welschlandjahr pour les Alémaniques, le séjour en Suisse alémanique pour les Romands, ou même le service militaire «mixte», ont tendance à disparaître, et qu'en plus l'instruction publique démissionne dans son rôle d'apprentissage des langues nationales, alors il faut instaurer des exigences minimales incontournables. Le jour où, par exemple, on ne pourra décrocher un bachelor sans avoir étudié six mois dans une autre langue nationale, les choses changeront. On devrait aussi s'interroger sérieusement sur la possibilité pour les Romands d'apprendre le suisse-allemand, de manière simple. Seule une politique linguistique agressive, et nationale, permettra de changer la perception de la question des langues dans notre pays: de fardeau, elles deviendront vraiment un potentiel à exploiter.»