La Suisse alémanique favorise l'anglais à l'école au détriment du français. 2004: le choix des langues
Apprendre l'anglais d'abord au lieu de la langue du voisin alémanique, romand ou tessinois. Après Appenzell Rhodes-Intérieures, Uri a fait ce choix. Mais la vraie bataille est, pour cette année, à Zurich où la résistance des maîtres à l'enseignement simultané de deux langues à l'école primaire va obliger le canton à trancher.
Le débat reprend là où il a été spectaculairement ouvert voici quatre ans par l'ex-conseiller d'Etat Ernst Buschor. En matière d'apprentissage des langues, la Suisse va à nouveau avoir les yeux braqués sur Zurich. Face aux autorités qui tiennent à introduire l'anglais dès la 3e année et le français dès la 5e les maîtres se dressent. Ils annonceront mercredi le lancement d'une initiative contre l'enseignement de deux langues à l'école primaire. Zurich n'aura alors plus l'excuse de viser une quasi-égalité des deux langues. Le plus peuplé des cantons devra trancher entre l'anglais et le français.
Zurich a la certitude, s'il renonce à la langue du voisin romand, d'engager pour de bon la bataille linguistique. Mais la métropole alémanique risque de ne pas hésiter beaucoup, tant ses jeunes sont conquis, leurs parents convaincus et l'économie impatiente. Nouvelle responsable de l'Instruction publique, Regina Aeppli s'est déjà déclarée adepte inconditionnelle de l'anglais précoce, tout en précisant «mais pas au détriment du français». Ce qui, dans l'anglomanie ambiante prend un peu l'allure d'une figure de style.
Comme l'avait flairé Ernst Buschor, l'air du temps, le consumérisme et la facilité d'apprentissage plaident en effet pour l'anglais. Dans un système où l'apprentissage de la langue de l'autre passait pour un pilier de l'entente confédérale, la brèche existe d'ailleurs déjà. A la rentrée 2001, Appenzell Rhodes-Intérieures a laissé le français pour l'anglais, enseigné dès la 3e primaire. «Un succès», constatait en novembre la NZZ am Sonntag en doublant une évaluation pédagogique détaillée d'un reportage sans équivoque. Enfants et enseignants s'avèrent «très motivés». Les élèves atteignent sans difficulté le même niveau de connaissance que les Allemands de leur âge… et dépassent rapidement celui de bien des Appenzellois adultes.
Or, Appenzell ne sera bientôt plus seul. Uri, qui était avec les Grisons et au nom de ses liens transalpins historiques, l'unique canton à enseigner l'italien en seconde langue, y renoncera en 2004. Il a choisi l'anglais. Argovie prévoit aussi d'enseigner l'anglais en 3e dès 2004. A Lucerne, le conseiller d'Etat responsable des écoles, Anton Schwingruber, vient de plaider l'abandon du «frühfranzösich», toujours au profit de l'anglais. Bref, les désaccords des directeurs cantonaux de l'Instruction publique – qui n'avaient pu adopter en 2001 un concept national pour l'enseignement des langues – commencent à se voir dans le terrain.
Pour l'instant la Suisse romande, avec Berne, résiste. En avril dernier, sa conférence régionale (CIIP) a confirmé l'allemand dans sa place de première langue étrangère (dès la 3e), l'anglais étant généralisé au secondaire (7e). Pour la CIIP, comme l'avait dit la Genevoise Martine Brunschwig Graf: «L'acte d'apprendre représente bien sûr une démarche de communication, mais aussi un acte de compréhension et d'intérêt à l'égard des autres communautés culturelles de notre pays.» Rien n'est toutefois gravé dans le marbre. L'ancienne directrice de l'Instruction publique vaudoise, Francine Jeanprêtre, était encline à préférer l'anglais à l'allemand. Le récent examen d'un rapport du Conseil d'Etat vaudois sur les langues a par ailleurs vu l'ancien municipal de Lausanne, Francis Thévoz, vanter en commission l'anglais, comparé «au latin de la Pax Romana».
A l'inverse, à Zurich même, des esprits se mobilisent contre l'hégémonie anglicisante. «L'anglais ne sera pas un ciment pour la Suisse» martèle ainsi Marco Baschera, professeur de littérature française et comparée à l'Université de Zurich, enseignant de français, d'italien et de philosophie au lycée scientifique de la ville (lire ci-dessous). A 51 ans, ce philologue double national (italien et suisse), qui a fait une partie de ses études à Paris et enseigné dans plusieurs universités américaines, est entré dès 1997 dans la bataille. «J'avais été alerté par les propos simplistes et populistes d'Ernst Buschor lorsqu'il a rendu l'anglais obligatoire au secondaire» explique-t-il. «Wieviel Englisch braucht die Schweiz?» (de quelle dose d'anglais a besoin la Suisse?) a-t-il interrogé dans un article qui a plus tard donné son titre à un livre: «On évolue dans la confusion, explique-t-il, en plaquant des critères économiques sur les programmes scolaires des enfants de 10 ans.» Il dénonce aussi le non-sens consistant à mettre en péril les complexes attaches d'un pays multilingue au profit d'un outil de communication de base, sans la moindre racine culturelle.
Reste à savoir si la lutte n'est pas déjà perdue. En 2001, dans le contexte particulier d'une session parlementaire décentralisée au Tessin, le socialiste neuchâtelois Didier Berberat avait fait passer de justesse (72 voix contre 67) son initiative pour la primauté d'apprentissage d'une langue étrangère nationale. Elle devrait être examinée en plénum cette année, en même temps que la loi sur les langues, mais Didier Berberat sait que les circonstances ont changé. «L'UDC y est opposée, et si on revotait maintenant j'essuierais un échec», dit-il. Or, sans solution centralisée, que Berne imposerait au nom des liens confédéraux, la tentation du «Swiss englisch» véhiculaire a toutes les chances d'être la plus forte.