On a prédit maintes fois la disparition de la Langstrasse, cette enclave tumultueuse dans une Zurich propre en ordre. Pourtant, elle résiste aux tentatives de la Ville de l’assagir. Tout autour, la cité s’étire vers le ciel, se densifie, se lisse, tandis qu’elle reste cette artère rugueuse, bruyante et odorante où se croisent, de jour comme de nuit, prostituées, toxicomanes, étudiants, entrepreneurs, policiers, banquiers, réfugiés, vieux, jeunes, Porsche, vélos, kebabs, galeries d’art, échoppes africaines, boutiques design, bistrots sans âge et nouveaux cafés branchés. «Pour combien de temps encore?» s’interrogent Alfredo Brillembourg et Hubert Klumpner.

Avec la Langstrasse, c’est son âme que la ville risque de perdre, affirment les deux professeurs d’urbanisme de l’EPFZ, qui ne cachent pas leur passion pour la rue devenue objet d’étude. «Ce quartier possède une valeur sous-estimée, celle d’être une machine à intégration. C’est aussi un espace de liberté et de diversité, un terrain de jeu pour adulte, dans une ville menacée par l’ennui et l’uniformisation», souligne Hubert Klumpner. Les fondateurs du Urban Think Tank pointent du doigt deux sources de pression: l’Europaallee, où les CFF privilégient les projets immobiliers, sources de rendement. Et la transformation de logements abordables en appartements de luxe. Depuis 1991, le prix du mètre carré dans le Kreis 4 a quasiment doublé, passant de 8993 à 16 000 francs. «La qualité d’une ville ne se mesure pas à son PIB, mais à sa densité sociale et sa diversité culturelle», souligne Alfredo Brillembourg.

Kosmos, un centre culturel entre deux mondes

Aux abords de la gare principale, les grues s’actionnent pour bâtir de nouveaux blocs de béton qui accueilleront lofts, appartements de standing et bureaux dans ce projet de prestige des CFF – 78 000 m² de bureaux, appartements et commerces au cœur de Zurich. Le quartier compte depuis début septembre une nouvelle adresse: Kosmos. Six salles de cinéma, une librairie, un restaurant, un bar et un podium destiné à accueillir débats, lectures publiques et expositions. Ce temple de la culture, créé par le réalisateur Samir et le fondateur du café littéraire Sphères, Bruno Deckert, se dresse à la jonction entre deux mondes. D’un côté, la clinquante Europaallee, qui abrite UBS ou Google, la haute école pédagogique, des boutiques de mode, cafés et restaurants. De l’autre, son envers, l’éternel quartier rouge autour de la Langstrasse, espace voué à la fête et au désordre.

Symbole d’une mutation urbaine, Kosmos réveille de vieux démons dans le Kreis 4, quartier où bat le cœur de Zurich. Il cristallise la peur de la gentrification, ce processus d’embourgeoisement qui voit les populations modestes remplacées par une classe moyenne aisée. Les habitants redoutent de voir les prix des loyers grimper encore, et «leur» quartier perdre son identité sous l’influence de l’Europaallee.

Une histoire mouvementée

Ce bout de ville entre la Sihl et la gare a longtemps accueilli les travailleurs immigrés en provenance d’Italie. Il devient le terrain des révoltes des jeunes dans les années 1980. Vers la fin des années 1990, Zurich ferme les scènes ouvertes de la drogue au Letten et dans le parc de Platzspitz, derrière la gare principale. Le deal et la consommation se déplacent autour de la Langstrasse. En réaction, les autorités lancent en 2001 le projet «Langstrasse Plus», destiné à lutter contre les «tendances à la ghettoïsation» et à «valoriser» le quartier. Engagé pour mener l’opération sur le terrain, Rolf Vieli, surnommé «Mister Langstrasse», se souvient: «Les habitants m’envoyaient des vidéos de scènes insoutenables. La violence, des douzaines de dealers vendant de la drogue au grand jour, des toxicomanes se piquant sur le pas de leur porte.» Objectif de l’opération: reprendre le contrôle sur le trafic et la prostitution, deux marchés entremêlés et florissants.

La ville devient acteur de la transformation. Elle mêle des opérations policières et des mesures pour attirer un nouveau public dans le quartier, comme l’ouverture du club Zukunft en 2005, devenu l’une des adresses favorites de la nuit zurichoise. La stratégie fonctionne. Le quartier attire une nouvelle population d’artistes, de petits entrepreneurs, d’étudiants en quête de logement abordables. Le quartier à problème devient tendance.

«L’esprit de la ville embourgeoisée gagne le quartier de la Langstrasse»

C’est à cette période, en 2006, qu’ouvre Perla-Mode, à la fois galerie d’art, maison d’édition et lieu d’expérimentation artistique, qui deviendra une adresse emblématique du Kreis 4. L’espace abrite le Message Salon d’Esther Eppstein, figure de la Zurich bohème, qui invite depuis 1996 des artistes de la scène alternative dans le quartier. Signe de la métamorphose en cours à Zurich: le Perla-Mode a fermé, il sera remplacé à la fin du mois par une enseigne de l’empire végétarien Hiltl, qui possède déjà deux restaurants à Zurich, sur l’Europaallee et dans la vieille ville. «C’est l’esprit de la ville embourgeoisée qui gagne le quartier de la Langstrasse», image Esther Eppstein. La médiatrice d’art, elle, part à la conquête de nouveaux territoires urbains et déménage à Oerlikon, quartier périphérique au nord de Zurich où elle crée une nouvelle résidence d’artiste, Message Salon Embassy.

Mais je ne comprends pas la nostalgie étrange des friches et des maisons en ruines

A son ouverture, le Perla-Mode s’attirait les mêmes critiques que le Kosmos. Maintenant qu’il ferme, ceux qui y voyaient un agent de la gentrification pleurent sa disparition. Esther Eppstein regrette la lente érosion de la diversité qui fait l’identité du Kreis 4 et la transformation de la Langstrasse en image de marque. «Mais je ne comprends pas la nostalgie étrange des friches et des maisons en ruines. Pourquoi regretter qu’un quartier devienne attirant? La drogue, la prostitution et les excès de la fête, même s’ils sont indissociables de la vie urbaine, poussent aussi les habitants à partir», souligne la Zurichoise. Plutôt que de s’opposer aux mutations en cours, elle a décidé de saisir l’offre de l’hôtel 25 Hours, sur l’Europaallee, d’ouvrir une résidence d’artiste. «Avant, il n’y avait que des taudis ici. Désormais, il y a un nouvel espace public à conquérir. Nous devons nous battre pour rester au centre-ville.»