Droit de vote
Contre tous et toutes, Theresia Rohner a obtenu le droit de vote des femmes en Appenzell Rhodes-Intérieures, dernier canton suisse à s’y plier par ordre du Tribunal fédéral. Une écrivaine raconte le combat de cette héroïne peu reconnue, qui a fini par quitter le canton

Le 7 février 1971, les femmes obtenaient le droit de vote et d'éligibilité au niveau fédéral après une longue campagne. Nous consacrons une série d'articles à cette conquête politique et sociale.
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Il ne reste plus qu’eux. L’année 1990 commence et seuls les citoyens – masculins – d’Appenzell Rhodes-Intérieures résistent encore farouchement. Le 28 avril, ils refusent à nouveau – c’est la troisième fois – de partager le droit de vote avec leurs concitoyennes. Ils sont les irréductibles du pays: un an plus tôt, la Landsgemeinde d’Appenzell Rhodes-Extérieures a décidé à une courte majorité de céder, finalement, les droits de citoyen à l’échelle cantonale aux femmes.
Les Suissesses votent sur le plan fédéral depuis près de deux décennies, et depuis parfois même plus longtemps dans certains cantons ou communes. Fédéralisme oblige, la Suisse a laissé aux cantons et communes les modalités de l’introduction de ces droits à leur niveau après le vote de 1971. Certains, donc, traînent les pieds ou préfèrent tout simplement ignorer que le monde a changé, même en Suisse profonde.
Il faudra cependant plus que ce trois fois non et ce conservatisme tenace appenzellois pour décourager Theresia Rohner. Après tout, elle sait que c’est un combat de longue haleine qui a commencé il y a plus d’un siècle dans un pays où les hommes ont su s’opposer davantage qu’ailleurs.
«La Guillaume Tell du XXe siècle»
Aujourd’hui, Theresia Rohner ne parle plus aux médias. Il faut dire que l’exposition publique engendrée par son combat lui a valu beaucoup d’ennuis: menaces par téléphone, boycott de son échoppe, également la cible de jets de cailloux, la violence devient telle qu’elle finira par recevoir une protection policière. La même qui l’accompagnera lors de sa première Landsgemeinde, mais ce n’est pas encore pour tout de suite.
C’est un patronyme en commun – mais aucun lien familial, juste une tante de l’une connue par l’autre – qui a permis à la chercheuse en littérature et culture Isabel Rohner de se rapprocher de l’ancienne militante, afin de raconter son histoire. Elle le fait dans un chapitre de son livre sur les 50 ans du droit de vote des femmes* et quand elle en a l’occasion. Car «je trouve très dommage qu’elle ne parle plus. C’est une figure historique, ce qu’elle a fait est extrêmement important. Peut-être que sans elle les Appenzelloises n’auraient toujours pas ce droit.» Alors elle s’est en quelque sorte improvisée porte-parole de celle qu’elle décrit comme «la Guillaume Tell du XXe siècle».
Emigrée à quelques kilomètres
Isabel Rohner raconte qu’en Appenzell, aujourd’hui encore, on dit que si Theresia Rohner a pu faire tout cela, c’est parce qu’elle était une sorte d’émigrante. Elle venait en fait du village d’Herisau, des Rhodes-Extérieures donc, à 11 km du village d’Appenzell. Ce n’était donc pas une «vraie» Appenzelloise. Une drôle de façon de justifier une démarche, par ailleurs vue comme «une provocation absolue», poursuit Isabel Rohner.
Cette provocation, précisément, commence en avril 1989. Première étape, l’Appenzelloise de 35 ans, assurée du soutien de l’avocate saint-galloise active dans la défense des droits des femmes Hannelore Fuchs, décide de déposer une requête au gouvernement cantonal: elle souhaitait participer, comme les hommes, au scrutin cantonal prévu pour la fin avril. L’exécutif lui répond dans les deux semaines: c’est non, encore.
Dans le demi-canton, qui compte alors 14 000 habitants, on ne la regarde pas avec bienveillance, cette mère de deux filles qui tient un magasin de poteries au centre du chef-lieu. Les touristes s’étonnent avec elle du conservatisme des lieux, mais les locaux, eux, y compris les femmes, ne lui sont pas sympathiques. Et c’est peu dire. Même ses amies ne semblent pas comprendre sa lutte, elles qui considèrent que ne pas pouvoir voter n’est pas si grave: elles ont le dernier mot à la maison.
Theresia Rohner revient à la charge. Après le «non» du gouvernement, elle décide de saisir le Tribunal fédéral en mai 1989, lui demandant de renverser cette décision, qu’elle considère comme une discrimination, incompatible avec la Constitution. Le TF décide d’abord de renvoyer la balle aux intéressés eux-mêmes. Peut-être par diplomatie, devine l’autrice, pour leur permettre de sauver la face devant la Suisse entière. La plus haute instance du pays leur enjoint de voter à nouveau pour le suffrage féminin. Le canton s’exécute. Vote prévu en avril 1990. On connaît le résultat.
Place de la Landsgemeinde trop petite
Pour les Appenzellois, rien n’a changé. La place des femmes n’est pas sur celle de la Landsgemeinde, qui de toute façon est trop petite pour les accueillir, estiment-ils. Et puis les hommes votent avec leur sabre, comment feront les femmes?
Au cœur de ce conservatisme ambiant et inamovible, le combat de Theresia Rohner finit quand même par faire des émules autour d’elle. Le TF reçoit alors deux nouvelles requêtes, l’une portée par un collectif de 53 femmes, l’autre par 49 hommes. Tous deux portent plainte contre la décision de la Landsgemeinde et demandent de l’annuler. La tension monte, et c’est là que Theresia Rohner commence à être harcelée et menacée.
L’instance rend son jugement en novembre de la même année: il oblige le canton à octroyer le droit de vote et d’éligibilité aux femmes, à l’unanimité. Une première expérience de vraie démocratie, qui aura finalement lieu en avril 1991 pour Theresia Rohner et ses concitoyennes. Le vote se passe finalement paisiblement. Mais pour l’héroïne des Appenzelloises, il a peut-être un goût amer. Devant une haine qui ne s’apaise jamais vraiment, elle finit par quitter le canton et s’installer dans l’Oberland bernois.