Dans les écoles de Suisse alémanique, la langue de Shakespeare tend à supplanter celle de Molière. Dans le canton de Saint-Gall, une enseignante prouve que ce n’est pourtant pas une fatalité
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Kantonsschule de Wattwil, dans le canton de Saint-Gall. Architecture brute, des colonnades et du béton. Le Corbusier n’aurait pas renié ces formes massives brisées par de larges fenêtres. Nous ne sommes cependant pas venus parler d’urbanisme, mais de langue française.
Il est 8h30. Une vingtaine d’élèves entrent en classe, au sixième étage, en silence, masques sur le visage. Nicole Wydler, leur professeure, propose un accueil en musique pour se mettre dans l’ambiance: Ta chance, de Jean-Jacques Goldman. Ils ont de 14 à 16 ans, ont intégré l’école de culture générale. On n’ouvre pas le cahier ici, mais l’ordinateur. Chacun en dispose d’un. Et le tableau noir s’est mué en un grand écran plat.
Ce matin, leçon sur les pronoms possessifs. «Pourquoi écrit-on «mon amie» et non «ma amie»?», demande l’enseignante. Une élève au fond lève la main: «Parce que la première lettre du mot amie est une voyelle.» Bonne réponse. Celle-ci sera l’une des rares à oser s’exprimer en français face aux visiteurs du jour. Les élèves étudient le français depuis cinq ans à raison de deux à trois heures par semaine. Mais ils reconnaissent quasiment tous n’éprouver qu’un goût modéré pour cette langue, qui est pourtant nationale. «On préfère l’anglais qui est plus facile. Et c’est la langue de la musique que l’on écoute, des films que l’on regarde», résume un garçon.
Très peu se sont déjà rendus en Suisse romande. Un autre pays en quelque sorte? «Non on sait que c’est la Suisse mais la langue est vraiment une barrière. C’est l’anglais qui permet de se comprendre à Lausanne ou Genève», nous dit-on.
L’allemand en baisse, le français monte
Rien de surprenant à tout cela. Selon des chiffres récents fournis par l’Office fédéral de la statistique (OFS), l’anglais est la langue que l’on souhaite apprendre quelle que soit la région linguistique. Plus d’un apprenant sur trois (35%) cite la langue de Shakespeare qui pointe loin devant celle de Molière (15%), celle de Goethe (13%) et enfin celle de Dante (11%). «L’anglais s’est imposé, il est devenu incontournable», constate Daniel Elmiger, professeur au Département de langue et littérature allemandes à l’Université de Genève.
Environ 4% des écoles pratiquent les échanges linguistiques intercantonaux, ce n’est pas assez, il faudrait arriver à 10%.
La Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’Instruction publique (CDIP) affine cependant les données. Si l’anglais est la première langue étrangère enseignée dans les cantons de Suisse centrale et orientale, l’allemand arrive en tête dans les cantons romands (les cantons bilingues inclus). Dans le reste des cantons alémaniques et au Tessin, le français devance l’anglais. Aux Grisons, en fonction de la zone linguistique, la première langue étrangère est l’allemand, l’italien ou le romanche. Et toujours selon l’OFS, la répartition des langues nationales a changé depuis vingt ans. La part de l’allemand a baissé (64,1% en 2000 contre 62,1% en 2019) tandis que celle du français a augmenté (20,4% en 2000 contre 22,8% en 2019).
Voilà qui réjouit Nicole Wydler, ardente militante de la langue qu’elle enseigne. Elle est née en Thurgovie, d’une mère suisse allemande et d’un père romand, a grandi à Münchwilen. Adolescente, elle lit Hugo, Zola, Maupassant. Etudie à Zurich, puis à Montpellier. «Je suivais un cursus destiné aux futurs profs de français. Je me retrouvais avec beaucoup d’étudiants des anciennes colonies, des Africains surtout», indique-t-elle.
Favoriser les échanges
Elle sera directrice d’une école secondaire, dispense depuis dix ans des cours à la Kantonsschule de Wattwil. L’an passé, elle a reçu en classe trois auteurs dans le cadre du prix littéraire du Roman des Romands. «Ces élèves, d’une moyenne d’âge de 17-18 ans, ont dû lire les trois ouvrages rédigés bien entendu en français, débattre entre eux avant d’échanger avec chaque écrivain. Ils se sont montrés enthousiastes parce qu’il y a eu une rencontre physique, des réponses directes apportées aux questions posées. Le français, dans ces conditions, paraît une langue très vivante», se félicite-t-elle.
Elle a mis au programme cette année La Putain respectueuse de Jean-Paul Sartre, une pièce de théâtre dont le thème est d’actualité. Nicole Wydler tente de favoriser des échanges linguistiques – ses élèves sont allés quatre jours à Morges en 2020 et les Morgiens sont venus à Wattwil –, mais elle reconnaît qu’il est difficile de trouver de part et d’autre des établissements prêts à tenter l’aventure. «Environ 4% des écoles pratiquent les échanges linguistiques intercantonaux, ce n’est pas assez, il faudrait arriver à 10%», avance Daniel Elmiger.
En 2018-2019, 5% des classes vaudoises ont fait un échange linguistique, 3,6% pour Genève, 5,3% pour Neuchâtel. Avec 9,5% et 19%, les cantons bilingues fribourgeois et valaisans sont les bons élèves romands. Zurich et Vaud viennent de signer une déclaration d’intention afin que chaque jeune puisse bénéficier d’une immersion linguistique au moins une fois durant sa scolarité ou lors de son passage à la vie professionnelle.
En attendant, Nicole Wydler pallie en multipliant les voyages sitôt qu’une opportunité se présente et que les financements suivent. Le 16 décembre prochain, elle montera dans un TGV avec 38 élèves. Direction Paris. Quatre jours de visites de musées et des hauts lieux de la capitale française.
En 2016, le gouvernement thurgovien avait émis le souhait que le deuxième idiome national disparaisse du niveau primaire et qu’il soit repoussé au secondaire. L’anglais allait être par contre maintenu. Une décision qui rompait le compromis de 2004 de la CDIP sur l’engagement des cantons à maintenir deux langues étrangères en primaire. Mais un an plus tard, le parlement thurgovien a rejeté cette modification et le français continue à être enseigné dans le primaire. Des projets similaires ont vu le jour dans les cantons de Lucerne et de Nidwald qui eux non plus n’ont pas abouti. «Au nom de la cohésion nationale, on a conclu des mariages de raison, mais l’ensemble demeure fragile», juge Daniel Elmiger.