Zurich a une nouvelle tour: 118 mètres de béton sans fenêtre, dressés sur les bords de la Limmat. De quoi surprendre le promeneur qui se serait aventuré dans le quartier résidentiel de Wipkingen, plutôt caractérisé par ses immeubles de taille modeste bordés de jardinets. Une citadelle des temps modernes? Une stèle monumentale? Un bâtiment secret de l’armée? Non, c’est un silo à grain appartenant à Swissmill. L’entreprise, filiale du groupe Coop, transforme chaque année 200 000 tonnes de céréales à Zurich, soit 30% de la quantité de grains utilisée dans l’industrie alimentaire en Suisse. La farine est également livrée dans les pays voisins par camions. Après avoir vendu un silo à Bâle à Novartis, Coop avait obtenu des autorités zurichoises de pouvoir tripler sa halle historique de Zurich-West.

Référendum

Non sans difficultés. Immonde vestige d’une ère révolue pour les uns, indispensable maintien de l’industrie au centre-ville pour les autres, la tour de béton est née dans la douleur, malgré une vive opposition des habitants du quartier et un référendum. Inutile, laide, la tour Swissmill fait en plus de l’ombre aux Badi Unterer Letten en contrebas, lieu de baignade sacré des Zurichois en été, ont protesté les riverains. Leur détermination n’y a rien fait: 58% de la population a accepté l’extension du bâtiment lors d’un vote populaire, en février 2011, imposant le rehaussement de la halle à grains de 40 à 118 mètres. Seuls les quartiers exposés de Wipkingen et de Höng avaient refusé ce projet.

La naissance de cette tour, dont les travaux extérieurs viennent de s’achever, a peu à voir avec l’inauguration en grande pompe en décembre 2011 de sa grande sœur, la Prime Tower: 126 mètres de verre et de métal en plein Zurich-West. Monument le plus élevé de Suisse jusqu’à ce qu’il ne soit détrôné par la tour Roche de Bâle en 2015, il faisait office d’emblème du dynamisme de la ville. La tour de Swissmill, de son côté, a beau cumuler les superlatifs – plus haut silo à grains d’Europe, second plus haut bâtiment de la ville – elle fait pâle figure. Elle n’a pas encore été inaugurée que les Zurichois semblent déjà vouloir l’oublier, lorsqu’ils ne la comparent pas à un Kit Kat géant.

Romantisme pour l’ère industrielle

Le colosse de béton pourra au moins se targuer de faire office d’exutoire aux citadins dépités. Dans la NZZ am Sonntag de dimanche dernier, le rédacteur en chef, Felix E. Müller, sous le titre «118 mètres de laideur», a dit tout le mal qu’il pense de ce nouveau point de repère pour les touristes. «C’est ainsi que la ville de la Limmat accueille les visiteurs venus de l’ouest: avec le charme d’un monument de guerre soviétique.» Il attribue ce «symbole d’égarement urbanistique» à un «romantisme» exacerbé à l’égard de l’ère industrielle de la part des socialistes qui dirigent la ville.

Dans le même journal, Seraina Rohrer, directrice des Journées de Soleure, y voit un «monument de résistance» d’une branche de l’économie repoussée toujours plus loin du centre-ville. «C’est une déclaration: Zurich ne vit pas seulement de la banque, mais aussi des céréales», interprète-t-elle. Or, aux yeux de cette habitante du quartier, ce bâtiment est tout sauf une réponse appropriée aux besoins de l’industrie du pain. C’est davantage un symbole de pouvoir et de prestige dans un pays qui, à l’ère de la densification, accepte de plus en plus la verticalité.

Lors de la campagne de 2010, les mêmes arguments se bousculaient contre cette construction qui avait déchiré la ville en deux camps. D’un côté, ceux qui estiment qu’un silo à grains de 118 mètres n’a pas sa place dans le cœur battant de la cité. De l’autre, ceux pour qui les critères esthétiques passaient derrière une cause plus noble: maintenir au centre-ville une minoterie quasi centenaire. Min Li Marti, conseillère communale socialiste devenue députée à Berne, en faisait partie. Pour elle, les arguments écologiques avancés par Swissmill ont pesé dans la balance: «Les céréales sont stockées là où elles sont travaillées et en grande partie consommées», dit l’entreprise. «Maintenant qu’elle est terminée, la tour paraît imposante. Mais on s’y habituera», souligne l’élue.

Beni Weder, président de l’association de Wipkingen qui avait mené la fronde, lui, ne compte pas s’accoutumer à sa nouvelle vue. De la fenêtre de son appartement, il aperçoit la tour «jour et nuit», dit-il, et sa colère ne s’apaise pas: «C’est un désastre écologique: 75 camions partent du quartier chaque jour pour livrer de la farine. On les sent! Un mémorial à l’industrie? Non, cette tour est un mémorial à une catastrophe architecturale! Nous qui étions fiers de notre ville, ce n’est plus le cas.» Certains habitants du quartier ont opté pour l’humour et proposent de transformer la tour Swissmill en mur de grimpe.