La Suisse devra continuer à traquer les tueurs de Kazem Radjavi
Justice
Les juges de Bellinzone invitent le Ministère public de la Confédération à reprendre la procédure visant les membres des services secrets iraniens. Une victoire de principe pour le frère de l’opposant abattu à Coppet

Voici une décision qui ouvre de vastes perspectives d’enquêtes en Suisse. La procédure sur l’assassinat de l’opposant iranien Kazem Radjavi, criblé de balles à Coppet (VD) le 24 avril 1990 par un commando venu de Téhéran, est relancée. Le frère de la victime a obtenu du Tribunal pénal fédéral l’extension de l’instruction à des crimes de génocide et crimes contre l’humanité grâce à la reconnaissance d’une forme de «rétroactivité limitée» qui permet de poursuivre de tels actes même si ceux-ci ont été commis avant l’entrée en vigueur des dispositions réprimant les pires des atrocités.
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Compétence fédérale
Pour mémoire, le Ministère public vaudois avait annoncé, en mai 2020, son intention de classer la procédure menée contre 13 membres des services secrets iraniens et contre l’ancien ministre des Renseignements Ali Fallahijan, la prescription de 30 ans pour ces infractions d’assassinat, de complicité ou d’instigation à ce crime étant atteinte. En sa qualité de partie plaignante, le frère de Kazem Radjavi a dénoncé en juillet 2020 les faits comme constitutifs de génocide et crimes contre l’humanité afin d’invoquer l’imprescriptibilité et éviter la fin des poursuites. Le dossier a dès lors été transmis au Ministère public de la Confédération (MPC), qui n’en voulait pas, mais qui a été déclaré compétent pour trancher la question.
Le MPC a ensuite refusé d’entrer en matière en avril 2021 au motif que l’assassinat avait été commis avant l’entrée en vigueur des dispositions réprimant le génocide (en 2000) et les crimes contre l’humanité (en 2011). Dans un arrêt daté du 23 septembre, la Cour des plaintes du Tribunal pénal fédéral admet le recours du frère de la victime. La décision du MPC est annulée et celui-ci est invité à reprendre la cause.
«Une première»
En substance, les juges de Bellinzone estiment que lorsque les actes passibles d’être constitutifs de génocide ou de crimes contre l’humanité ne sont pas prescrits en tant qu’infractions de droit commun au moment de l’entrée en vigueur de ces dispositions, ceux-ci deviennent imprescriptibles et demeurent sujets à la poursuite en Suisse. En l’occurrence, l’exécution de Kazem Radjavi correspondait en droit commun à l’infraction d’assassinat, prescriptible par 30 ans. Cette limite de temps n’était ainsi pas acquise, notamment en 2011, et les faits peuvent donc être poursuivis sous l’angle du génocide et des crimes contre l’humanité.
De quoi satisfaire pleinement Mes Raphaël Jakob et Nils de Dardel, les avocats du plaignant: «Cette décision met enfin un terme à la pratique restrictive du MPC qui empêchait la Suisse de satisfaire à ses obligations dans la poursuite des crimes relevant du droit pénal international.» Et les conseils d’ajouter: «Cela a pour conséquence directe que l’instruction autour du meurtre de Kazem Radjavi va reprendre. Il s’agira de la première enquête pour des actes de génocide ou des crimes contre l’humanité commis sur sol suisse.»
Dans son mémoire, le recourant affirmait en effet que l’exécution de Kazem Radjavi n’avait rien d’un acte isolé, mais «s’inscrivait dans le contexte et la continuité du massacre de près de 30 000 prisonniers politiques en 1988 et d’exécutions systématiques extrajudiciaires d’opposants pendant les années qui s’ensuivirent». Selon le frère de la victime, cette politique était voulue par les autorités iraniennes, au plus haut niveau.
Exécutions planifiées
L’arrêt de la Cour des plaintes constate, à la lumière du dossier réuni par les enquêteurs vaudois, que l’assassinat de Kazem Radjavi, militant du Conseil national de la résistance iranienne au bénéfice de l’asile politique en Suisse depuis 1981, aurait été décidé et ordonné dès 1982 ou 1983 par Ali Fallahijan, alors ministre des Renseignements de la République islamique d’Iran. Afin de planifier et d’exécuter le crime, des commandos se sont déplacés trois fois en Suisse entre octobre 1989 et avril 1990. Lors de la dernière expédition, une équipe de 13 personnes, munie de papiers de «chargé de mission», a observé l’opposant durant plusieurs jours avant de monter une embuscade. Le 24 avril 1990, Kazem Radjavi a été abattu au moyen d’un pistolet-mitrailleur calibre 9 mm.
Toujours selon les juges, les auteurs ont quitté la Suisse dans les heures qui ont suivi et ont fait l’objet de mandats d’arrêts internationaux, aujourd’hui levés. Durant son enquête, le parquet vaudois a constaté qu’une politique d’élimination des opposants avait été menée par les autorités iraniennes entre 1987 et 1993. Des assassinats ont été ainsi commis à Hambourg, Vienne, Genève, Londres, Dubaï et Paris. Ali Fallahijan a été placé sous mandat d’arrêt international en 1996 par les autorités pénales allemandes, en 2003 par l’Argentine et en 2006 par la Suisse.
Dans ces conditions, conclut le Tribunal pénal fédéral, les faits sont susceptibles de relever du génocide et des crimes contre l’humanité. Il faudra donc aborder l’assassinat de Kazem Radjavi sous cet angle et déterminer si celui-ci a bien été commis dans une perspective stratégique plus générale.
(BB.2021.141 du 23 septembre 2021).