Consommation
La législation suisse, plus souple qu'ailleurs, ouvre la voie aux producteurs de chanvre à moins de 1% de THC. Face à un marché en pleine expansion, la Confédération émet des recommandations

A l’oeil, à l’odeur ou au goût, rien ne permet de distinguer ces fleurs de cannabis séchées, qui ressemblent à des petites grappes vertes, à celles que l’on trouve sur le marché illégal.
Elles sont pourtant vendues au grand jour dans des commerces pour être fumées ou infusées. Elles servent aussi de matière première, pour fabriquer des comprimés, des cosmétiques, du liquide pour cigarettes électroniques, ou de l’huile contenant différentes concentrations de cannabidiol (CBD).
Cette substance affole les consommateurs, qui lui prêtent de multiples vertus, relaxantes, euphorisantes ou anxiolytiques, et envahit les étals de boutiques dans toute la Suisse. «De nouveaux magasins ouvrent tous les jours», souligne Corso Serra di Cassano. Sa société, Kannaswiss, distribue actuellement une vingtaine de points de vente.
L’entrepreneur pointe du doigt: «Ici, ce sont les bébés». Des centaines de petites plantes de cannabis se balancent sous l’arrosage artificiel. Bientôt, elles produiront des fleurs par milliers, qui seront récoltées, séchées et commercialisées, ou serviront à fabriquer une huile très prisée, vendue entre à partir de 53 francs le gramme.
Dans ce local à Kölliken, dans la campagne argovienne, la société Kannaswiss cultive des plantes de cannabis sous des lampes, sur une surface de 800m2. A côté des effluves doucereuses de chanvre, une odeur de peinture et de sciure de bois flotte dans les locaux. Des ouvriers s’activent: bientôt, un nouvel espace de 2000m2 pourra accueillir des milliers de plantes supplémentaires.
Peu de THC, beaucoup de CBD
C’est un nouveau marché qui se développe à toute vitesse: celui du cannabis faiblement dosé en tétrahydrocannabinol (THC). La substance dominante dans ce type de chanvre est le cannabidiol ou CBD, qui n'a pas d'effet psychoactif.
Autrement dit, il ne fait pas planer. Et il n’est pas soumis à la loi sur les stupéfiants (LStup), qui interdit la culture, la consommation et le commerce du cannabis, du moment que sa teneur en THC est supérieure à 1%. Au-delà de cette limite, le chanvre est considéré comme un stupéfiant. «Dans la plupart des pays européens, nos cultures ne seraient pas autorisées car les plantes sont déjà interdites lorsqu’elles contiennent des taux de 0,2% de THC», explique Corso Serra di Cassano. Ce qui fait de la Suisse un oasis pour les producteurs.
Une surface «indoor» de 250m2 donne, tous les deux à trois mois, entre 60 et 70 kilogrammes de fleurs de cannabis, explique l'entrepreneur. Cette matière première est vendue, en gros, de 3000 à 6000 francs le kilogramme auprès de commerçants. Dans les points de vente, le gramme d’herbe se vend actuellement 10-20 francs, contre 10-12 francs en moyenne sur le marché noir pour le cannabis contenant du THC.
La société Medropharm, née en 2013, cultive environ 4000 plantes dans des locaux intérieurs et quelque 10'000 dans des serres extérieurs, en Thurgovie. Elle s’oriente avant tout sur le marché du CBD médical, pour la fabrication de remèdes vendus en Allemagne et en Amérique du sud.
Mais en ce moment, le propriétaire, Patrick Widmer, observe une montée en flèche des ventes de fleurs de cannabis en Suisse: «En l’espace d’une année, elles sont multipliées par cinq», estime-t-il. «Les gens ne se sont pas soudain mis à acheter de l’herbe parce qu’elle est légale. La plupart sont certainement des consommateurs de cannabis qui remplacent une partie de ce qu’ils trouvent habituellement sur le marché noir», explique-t-il.
Je reçois des appels de vendeurs qui veulent payer 20 kilogrammes en liquide pour éviter de déclarer leurs revenus. Probablement des dealers de stupéfiants qui se tournent vers le cannabis légal
La première vente d'herbe légale en Suisse remonte à août 2016 avec l’arrivée de la marque C-Pure de la société Bio-Can, basée à Schaffhouse. Il a fallu plusieurs années aux deux entrepreneurs, Dario Tobler et Markus Walther, pour développer, par croisements, leur propre plante contenant moins de 1% de THC et déclarer le nouveau produit auprès de l'OFSP comme «substitut du tabac». Ils se sont inspirés des Etats-Unis, où les frères Stanley étaient parmi les premiers à élaborer une nouvelle espèce de chanvre fortement dosée en CBD. Entre-temps, Bio Can distribue actuellement auprès de 38 magasins, répartis entre St-Gall et Genève.
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Seule une poignée de producteurs et de vendeurs sont enregistrés auprès des autorités. L'OFSP compte à ce jour cinq producteurs déclarés et une douzaine de vendeurs. Mais ils sont bien plus à se ruer sur ce nouveau marché. «Je reçois des appels de vendeurs qui veulent payer 20 kilogrammes en liquide pour éviter de déclarer leurs revenus. Probablement des dealers de stupéfiants qui se tournent désormais vers le cannabis légal, jauge Patrick Widmer. Ce n’est pas une mauvaise chose, dans le fond, mais nous n'avons pas les mêmes pratiques.»
Far West
«En ce moment, c’est le Far West. Nous sommes favorables à une meilleure régulation du produit», renchérit Corso Serra di Cassano. Au cours des premiers mois, les autorités ont été prises au dépourvu par la rapide expansion du cannabis «light» et de ses multiples déclinaisons. L’Office fédéral de la santé publique (OFSP) et l’Institut suisse des produits thérapeutiques, Swissmedic, ont fini par publier fin février une notice pour clarifier le statut du cannabis à moins de 1% de THC. Quelle que soit sa forme – cosmétique, fleur séchée ou denrée alimentaires – il doit désormais être déclaré avant d'être commercialisé. Les fleurs, classées dans la catégorie «succédané de tabac», sont soumises à la même taxe que les produits du tabac (25% du prix de vente). «Toute mention suggérant un quelconque effet thérapeutique, à l’instar d’un effet calmant ou sédatif, est interdite», précise l'OFSP.
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Pendant ce temps, internet regorge d’indications, plus ou moins sérieuses, sur les supposées vertus du CBD. La doctoresse Barbara Broers, responsable de l’unité des dépendances aux HUG, a des patients qui disent essayer de l’herbe ou de l’huile de CBD pour mieux dormir ou calmer des angoisses. Certains désirent simplement continuer à fumer du cannabis, sans l’effet psychoactif du THC. «Le CBD aurait potentiellement des effets anti-épiléptiques, anxiolitiques, antipsychotiques ou anti-tumeur, mais nous n’avons pas encore suffisamment de recul pour dire de manière scientifique quelles sont ses propriétés médicales, ni ses effets secondaires», dit la doctoresse. Tout en rappelant les risques que comportent la consommation par combustion, quelle que soit la substance fumée.
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