Quand la Suisse faisait le procès du bolchevisme
Histoire
AbonnéIl y a un siècle, un Suisse tuait de sang-froid un diplomate soviétique dans un hôtel lausannois. Six mois plus tard, un jury populaire l'acquittait au terme d’un procès qui s’est transformé en réquisitoire contre la révolution russe. Staline ne pardonna jamais cet affront

Le 10 mai 1923, Moritz Conradi, descendant d’une riche famille suisse ayant fait fortune à Saint-Pétersbourg au tournant du siècle, se rend en soirée à l’Hôtel Cecil à Lausanne, avale une bouteille de vin, dégaine un Browning de calibre 36, se lève, marche jusqu’à la table voisine et loge une balle dans la nuque de Vatslav Vorovsky. En ce jour d’Ascension, le diplomate soviétique meurt sur le coup. Deux de ses camarades sont blessés par le tireur qui retourne calmement à sa table finir son verre après avoir lâché un «Voilà pour ces chiens de communistes». Il demande ensuite au chef d’orchestre d’entamer une marche funèbre de Grieg, qui refuse. Il s’installe alors dans un fauteuil, s’empare d’un journal, remet son arme au maître d’hôtel et fait savoir qu’il attend la police pour se livrer. Le lendemain, l’annonce du meurtre reçoit un écho international.
Il y a tout juste un siècle, la Suisse allait connaître une de ses principales crises avec la Russie désormais acquise à la cause révolutionnaire. Les funérailles d’Etat de Vatslav Vorovsky, à Moscou, réunirent des milliers de personnes pour honorer la mémoire d’une «victime d’un complot capitaliste». Staline, qui demandera des comptes à Berne, n’oubliera jamais cet affront sur sol helvétique: l’élimination d’un diplomate venu participer à la conférence de Lausanne, une rencontre internationale destinée à apaiser la crise turque. Si cette exécution est spectaculaire, le procès qui s’ensuivit sera encore plus retentissant. Celui-ci se transforma en réquisitoire contre le régime bolchevique et aboutit à l’acquittement de l’assassin. «Le sentiment l’emporta sur la raison», écrit Antoine Perrot dans un récent travail de bachelor* de l’Université de Lausanne consacré à cette affaire en tout point hors normes.
Plus de 80 journalistes accourus de toute l’Europe
Lorsque le procès débute le 5 novembre 1923 au Casino de Montbenon réquisitionné pour l’occasion, les faits sont bien établis. Moritz Conradi a tué devant témoin Vatslav Vorovsky d’un coup de feu. Il est accusé d’«homicide prémédité». Le motif de son geste? Le meurtrier l’explique sans détour aux inspecteurs Lavanchy et Seydoux qui l’interrogent au poste de la Palud le soir même de son acte: il a voulu venger son père et son oncle qui ont été, dit-il, massacrés par les bolcheviques. Pour préparer son attentat, il a bénéficié de la complicité d’Arcadius Polounine, un Russe réfugié en Suisse après avoir, lui aussi, combattu les bolcheviques aux côtés des armées blanches. Leur plan initial était d’assassiner un dirigeant soviétique à Berlin. L’échec de cette entreprise les amène à se rabattre sur une cible de second choix, dans leur pays d’accueil. Ils ne cherchent aucune excuse. Au contraire, ils revendiquent une action politique. Et c’est très exactement ce à quoi vont s’atteler leurs avocats: transformer Montbenon, l’espace de onze jours, en tribunal du peuple pour juger les crimes communistes.
Comment expliquer que dans cette Suisse qui s’affirme neutre, ses élites vont se montrer plus partiales que jamais? Comment comprendre qu’un jury vaudois en vienne à ébranler la confiance dans l’Etat de droit suisse bien au-delà de ses frontières? Plus de 80 journalistes accourus de toute l’Europe vont en effet couvrir l’évènement dans la stupéfaction. «La Suisse se distingue alors comme étant à la pointe du combat anticommuniste, explique l’historien Marc Perrenoud. Dans un monde qui se «bipolarise» avec la création de la troisième internationale communiste, en 1921, elle se place clairement dans le camp occidental et capitaliste.» En cette année 1923, Berne n’a toujours pas établi de relations diplomatiques avec Moscou. Persuadées que les bolcheviques ont suscité la grève générale de 1918, sans jamais pouvoir en apporter la preuve, les autorités suisses sont en froid avec le pouvoir révolutionnaire.
Climat de défiance généralisée envers Moscou
A l’image de tout un continent, la Suisse est sous l’influence de la montée de l’extrême droite. En ce même mois de novembre, un certain Adolf Hitler n’a-t-il pas tenté de s’emparer du pouvoir à la faveur d’un putsch à Munich? Un an plus tôt, les fascistes italiens marchaient sur Rome. Dans ce climat de défiance généralisée envers Moscou – même les socialistes s’affichent comme anticommunistes –, la Confédération représente un cas particulier. «La Suisse était un pays d’émigration, rappelle Marc Perrenoud. Un grand nombre de ses concitoyens, en particulier des Vaudois, s’étaient installés en Russie. Avec la révolution, ils vont tout perdre. La vie, leur entreprise, leur argent. A leur retour en Suisse, ils forment un puissant lobby pour demander des indemnisations et nourrir le sentiment anti-bolchevique.»
C’est dans ces circonstances qu’arrive le 27 avril, à Lausanne, Vatslav Vorovsky, le représentant de la République socialiste fédérative soviétique de Russie qui était en poste à Rome. Les Alliés qui organisent la conférence de Lausanne, et la Suisse en tant que pays hôte, maintiennent un certain flou sur le statut de l’émissaire russe et le caractère de son passeport diplomatique. Le Conseil fédéral refuse ainsi de lui accorder l’immunité et la protection policière auxquelles avait eu droit son prédécesseur quelques mois plus tôt pour négocier dans cette même ville. Vatslav Vorovsky se sait en danger. Il a reçu des menaces de mort, la «Ligue nationale», association d’extrême droite, manifeste devant son hôtel. Mais Moscou lui ordonne de rester.
Moritz Conradi passe à l’acte dans ce contexte d’excitation entretenu en particulier par la presse locale, la Gazette de Lausanne et le Journal de Genève (ancêtres du Temps) en tête. La fabrique de chocolat de son père, réputée à Petrograd, a été anéantie, sa famille décimée par la révolution. Après s’être engagé dans les troupes du tsar Nicolas II, le Grison d’origine a rejoint l’«armée blanche» du général Wrangel avec laquelle il combattra trois ans. Puis ce sera l’exil, le retour dans sa patrie. Eliminer Vorovsky sera sa vengeance, un moyen d’avertir la population occidentale du danger bolchevique, de la mettre en garde contre «cette bande internationale de criminels» comme il l’écrira plus tard.
Antibolchevisme et antisémitisme
Faut-il parler d’un complot, comme le fera Moscou? Berne rejette l’accusation de crime politique et parle d’acte individuel. L’affaire ne relève donc pas du Tribunal fédéral mais sera jugée par les autorités judiciaires compétentes, à savoir le Tribunal cantonal vaudois. L’instruction sera expédiée. C’est ainsi que, six mois plus tard, s’ouvre le procès avec plusieurs ténors du barreau. L’avocat de la défense, Théodore Aubert, qui créera l’année suivante l’Entente internationale anticommuniste ou Ligue Aubert, va s’illustrer par ses réquisitoires qui érigent Conradi en martyr et le bolchevisme en coupable. Face à lui, la famille de Vorovsky est représentée par l’avocat Jacques Dicker, un socialiste d’origine ukrainienne. Dès le quatrième jour de procès, le 9 novembre, une empoignade éclate entre eux. «Nous sommes las de la terreur blanche de la défense, qui oublie qu’elle représente ici des assassins», affirme Dicker. «Des justiciers!», rétorque Aubert, acclamé par la foule. Dicker se voit ensuite qualifié de «semi-Asiatique». Le président du tribunal, Fonjallaz, laisse dire. «L’antisémitisme était l’autre moteur de ce procès, Dicker et Vorovsky étant considérés comme juifs», ajoute Marc Perrenoud.
«Plus les débats avancent, plus on se met à parler du tsar Nicolas II, de Lénine, de la guerre civile russe, de la contre-révolution, etc., le crime de Conradi passant au second plan, écrit Antoine Perrot, qui a épluché les archives judiciaires de ce procès. La défense tente sans cesse de convaincre la salle entière que le régime soviétique est une catastrophe pour l’humanité dont Vorovsky est l’un des responsables: Conradi et Polounine seraient des justiciers. Cela revient à faire oublier que c’est le procès d’un assassin et de son complice qui doit être fait.» Les neuf jurés, tirés au sort, sont sous une pression populaire énorme. Au moment du verdict, ils sont unanimes à reconnaître que Conradi a volontairement donné la mort à Vorovsky. Ils ne sont toutefois que cinq à l’estimer coupable de ce fait. Or, selon une spécificité vaudoise de l’époque, il fallait deux tiers des jurés, soit six membres, pour aboutir à la condamnation. Conradi et Polounine ont bénéficié de ce que l’on appelait une «minorité de faveur». En d’autres termes, «ils ont été condamnés moralement mais acquittés en fait», conclut Antoine Perrot. Voyant qu’il n’aurait aucune chance d’aboutir, Dicker (dont l’arrière-petit-fils, Joël, deviendra un écrivain à succès) renoncera à recourir. Si le verdict est largement salué en Suisse romande, il laisse une partie de la presse alémanique et internationale dubitative. A quoi rime cette justice? La presse russe parle d’une «comédie» montée de toutes pièces. Moscou ne cessera de demander des dédommagements.
Enfin, l’établissement de relations diplomatiques
Il faudra attendre 1946 pour que des relations diplomatiques puissent enfin être établies entre la Suisse et l’Union soviétique. La Ligue Aubert fut dissoute. «Staline n’a jamais pardonné le forfait des Suisses, explique l’historien Antoine Fleury, ancien directeur de la publication des Documents diplomatiques suisses. Au final, la Suisse a fait amende honorable, mais il n’y a eu ni excuses ni indemnisation» pour le meurtre de Vorovsky. Le «Petit père des peuples» associait la Suisse au camp fasciste du fait de sa collaboration avec le régime nazi et sans jamais oublier l’«affaire Conradi». Mais au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, d’autres impératifs, en particulier économiques, dictaient cette reconnaissance. Max Petitpierre dû pour cela accepter le rapatriement en Russie des 10 000 internés soviétiques en Suisse durant la guerre. Y compris les réfractaires. Le conseiller fédéral en eut des remords. On ne sait toujours pas quel fut leur sort. «On n’a jamais retrouvé les archives les concernant, note Antoine Fleury. A Moscou, on m’a répondu que cela relevait des archives militaires.» Ce fut peut-être le prix à payer pour ce qui reste sans doute un des procès les plus étranges de l’histoire judiciaire suisse. Par la suite, la neutralité suisse sera érigée en modèle par Moscou, qui l’imposera à l’Autriche, et Genève se transformera en haut lieu de la diplomatie russe. Une proximité qui ne se démentira plus jusqu’au 24 février 2022. La reprise des sanctions européennes par Berne à la suite de l’agression de l’Ukraine amène Moscou à considérer de nouveau la Suisse comme un pays ennemi. C’est-à-dire ancré dans le camp «occidental».
* Antoine Perrot, sous la direction du Professeur Denis Tappy: «L’affaire Conradi, un acquittement douteux rendu possible par la minorité de faveur.» Faculté de droit de l’Université de Lausanne, 2020.
L’affaire Conradi fait l’objet d’un dossier des Documents diplomatiques suisses (DoDis) que l’on peut consulter à cette adresse: https://www.dodis.ch/fr/il-y-100-ans-laffaire-conradi