Il y a 20 ans, le 6 décembre 1992, le peuple et les cantons disaient non au Traité sur l’Espace économique européen (EEE). Depuis, la Suisse n’a voulu ou n’a pu concevoir sa relation avec l’UE que sous la forme d’accords bilatéraux sectoriels.
Ce n’est qu’aujourd’hui, sous la pression de Bruxelles, qu’une approche institutionnelle globale commence tout juste à être de nouveau débattue. Mais la voie bilatérale a-t-elle réellement débouché pour la Suisse sur un résultat très différent de ce qu’aurait été l’adhésion à l’EEE? Non, répond Daniel Thürer, professeur honoraire de l’Université de Zurich, où il a enseigné le droit international et européen. Il observe depuis longtemps la construction européenne.
Le Temps: La Suisse a-t-elle atteint par la voie bilatérale, 20 ans après le non du 6 décembre 1992, un degré d’intégration à peu près équivalent à celui qui aurait été le sien dans l’EEE?
Daniel Thürer: Il faut faire une différence entre les aspects psychologiques et politiques et la dimension normative et institutionnelle. Du point de vue politique, en Suisse, l’EEE reste dans beaucoup d’esprits un projet qui a échoué. Je l’ai personnellement toujours regretté, mais il faut en prendre acte. Il ne me paraît actuellement pas facile d’espérer une deuxième chance pour l’EEE. Cela dit, si l’on se place sur le terrain normatif, si l’on compare le droit applicable à des situations concrètes, il faut bien constater que tout ce que l’on a fait depuis 1992 avec les accords bilatéraux a consisté à mettre en place secteur par secteur les mêmes règles que celles de l’EEE. A deux exceptions près: nous n’avons pas d’accord sur la libre circulation des services, qui était contenue dans l’EEE; et nous avons Schengen, qui ne faisait pas partie de l’EEE. Il existe également une différence sur le plan des mécanismes institutionnels. Dans l’EEE, la Suisse aurait été impliquée dans l’élaboration des normes européennes, même si les modalités étaient compliquées, et le régime prévu hégémonique, puisque les pays de l’EEE étaient pratiquement obligés de reprendre les nouveaux développements du droit communautaire.
– Et la voie bilatérale bute aujourd’hui, précisément, sur les aspects institutionnels. Le Conseil fédéral vous a mandaté pour donner un avis de droit sur ces questions…
– Oui, et j’ai pris l’engagement contractuel de ne pas m’exprimer sur son contenu. Je m’y tiens. Je ne peux donc pas entrer dans les détails, mais seulement dire qu’on peut identifier cinq modèles de relations institutionnelles entre la Suisse et l’UE, dont trois seulement sont juridiquement envisageables. Le contrôle de la transposition des accords bilatéraux pourrait être confié à une autorité élue par le parlement fédéral – c’est le modèle privilégié par le Conseil fédéral – ou attribué à des organes de l’AELE ou de l’EEE, ou organisé selon un modèle intermédiaire. Mais il faudrait en parallèle, à mon sens, renforcer les pouvoirs des juges nationaux. Actuellement, les problèmes d’application des accords sont examinés dans des comités mixtes composés de diplomates et de représentants du gouvernement, mais la voie judiciaire devrait être revalorisée: elle est transparente et équitable pour les deux parties.
– Mais pour l’UE, c’est la Cour de justice de Luxembourg qui doit avoir le dernier mot…
– Une approche pluraliste qui redonnerait une place aux cours suprêmes nationales n’équivaut pas à la défense d’intérêts particuliers. La Suisse devrait au moins le dire à ses interlocuteurs européens. Le pluralisme constitutionnel n’est pas l’ennemi du fédéralisme, qui, comme on le sait, est amoureux de la diversité. Il faut souligner aussi que l’Europe ne se réduit pas à des mécanismes institutionnels complexes. C’est un grand projet culturel et historique, dont l’apport a été énorme après la Seconde Guerre mondiale. Mais son fonctionnement est devenu insatisfaisant. Prenez le Pacte européen de stabilité: ses bases juridiques ne sont pas claires, mes collègues européens en conviennent. Cela doit être repensé, il faut restaurer le règne de la «Rule of Law». Dans ce débat, la Suisse a une expérience et un savoir à faire valoir.
– La Suisse a-t-elle pu mieux défendre sa souveraineté en restant en dehors de l’EEE?
– Je n’aime pas le mot de souveraineté, c’est un mot dépassé qui n’a de sens que si l’on se demande ce qu’il désigne, l’autodétermination des citoyens par exemple.
– Qu’est-ce que la Suisse aurait gagné avec l’EEE?
– La Suisse serait dans une position plus aisée pour donner son avis sur les nouvelles normes européennes. Elle serait également dans une situation plus favorable diplomatiquement, dans ses rapports avec les Etats de l’EEE comme avec d’autres pays. Elle serait moins isolée.