Ces Suisses qui ouvrent leurs bras
Asile
L’ancien conseiller d’Etat fribourgeois Pascal Corminboeuf loge dans sa ferme une famille de migrants kurdes ayant fui l’Irak. Récit d’une nouvelle vie

Rayan, 19 mois, tend les bras vers Pascal Corminboeuf. En toute confiance, il sourit et se laisse aller contre cette solide épaule protectrice. Il y a quelques mois, la vie du petit garçon tenait à un fil. Avec ses parents, Reza et Nilufar Fathollanejad, il a dû quitter l’Irak précipitamment en octobre dernier. Journaliste, défenseur de la cause kurde, le papa, Reza, et sa famille, d’origine iranienne, étaient menacés tous les jours par la présence de Daech, près d’Erbil.

Après un périple de 28 jours, la famille est arrivée en Suisse, sa destination. Et entre l’accueil dans un centre ou chez des privés, elle a choisi la seconde option, pour le bien de leur petit garçon. Depuis trois mois, les Fathollanejad vivent ainsi à Domdidier, dans la ferme de l’ancien conseiller d’Etat fribourgeois. Pascal Corminboeuf et son épouse Marie-Laurence ont mis à leur disposition un local indépendant de l’habitation principale. «Ce local était déjà rénové et équipé. Nous l’utilisions pour des répétitions de théâtre ou pour les grands repas de famille», explique le Diderain. Il s’agit d’une vaste pièce mansardée, lumineuse, avec une cuisine bien aménagée, une grande table, un coin salon et une terrasse. «Nous avons attendu qu’ils arrivent pour la meubler correctement ensemble», raconte Pascal Corminboeuf.
Alors que la Suisse se prépare à un nouvel afflux de requérants, que la population doit se prononcer en juin sur la vaste réforme dans le domaine de l’asile qui prévoit la création de centres de procédure et de renvoi, les initiatives citoyennes viennent soulager le dispositif. Dans le canton de Fribourg, «Osons l’accueil!» rencontre un grand succès, avec plus de 70 migrants logés dans une quarantaine de familles. La conseillère d’Etat Anne-Claude Demierre s’en félicitait récemment sur le plateau de l’émission Infrarouge de la RTS: «70 personnes logées chez des privés, c’est un centre que nous n’avons pas besoin d’ouvrir.»
Pascal Corminboeuf a eu le déclic après l’assemblée de Chevrilles, lorsque les autorités ont présenté aux citoyens le projet de loger des requérants à l’institut de la Gouglera. Les images des feux allumés sur les collines alentour, les huées dans la salle, le son des cloches resteront gravés dans les mémoires. «Je me suis dit que Fribourg, ce n’était pas ça. J’ai donc décidé de m’impliquer dans cette initiative privée.» Et la famille Corminboeuf fait un pas de plus en automne, en ouvrant son propre foyer: «Je ne supportais plus de voir ces images de migrants sur les routes», s’émeut Marie-Laurence Corminboeuf.
Tout sourire, Reza Fathollanejad ouvre les portes de son nouveau logement alors que son épouse est à son cours de français. Tout en gardant Rayan à l’œil, il revient sur leur périple. «Nous avons traversé l’Irak, puis la Turquie, jusqu’à Izmir, au bord de la mer Egée. Après trois jours d’attente, nous avons pu embarquer mais c’était très dangereux. Il y avait des vagues, il pleuvait, il faisait froid. Après 40 minutes, le moteur du bateau s’est arrêté. Il y a eu un silence complet dans l’embarcation. Nous étions désespérés. Mais la police turque nous a secourus et emmenés à Istanbul. Nous y avons été retenus quatre jours, enfermés. Parce que Rayan était malade, nous avons ensuite été libérés pour le faire soigner. Et nous sommes retournés à Izmir.»
La deuxième tentative sera la bonne. La famille Fathollanejad grimpe sur un petit bateau de 6 mètres de long, avec 60 autres personnes. La mer est calme, la traversée s’achève sur une petite île grecque. Puis ce sera Samos, Athènes, la Macédoine, la Serbie, la Croatie, la Slovénie, l’Autriche. «Quand nous sommes arrivés à la frontière suisse, nous étions heureux», raconte-t-il.
«Comme un père et une mère»
La famille est enregistrée au centre d’Altstätten puis confiée au canton de Fribourg. Elle se voit proposer d’être logée chez des privés, sous l’égide d’«Osons l’accueil!». «Nous avons rencontré Pascal et Marie-Laurence Corminboeuf. Pour nous, c’était incroyable que des gens qui ne connaissaient rien de nous nous ouvrent leur porte. Et aujourd’hui, ils sont comme notre père et notre mère», s’enthousiasme Reza.
Les regards se tournent également vers Rayan, petit galopin aux grands yeux noirs. Il adore grimper sur les tables. «Mais à son arrivée, c’était un garçon complètement apeuré, qui ne souriait pas. On voyait qu’il était traumatisé», raconte Pascal Corminboeuf. Le bambin est resté quatre jours en isolement à l’Hôpital de Payerne. «Probablement qu’il avait aussi avalé de l’eau de mer», suppose le grand-papa d’adoption. Rayan a heureusement retrouvé toute la vivacité de son jeune âge. Il serre contre lui une couverture qui a connu des jours meilleurs. «C’est son doudou, explique son papa. Durant notre périple, il ne l’a jamais lâché. Et c’est aussi tout ce qu’il nous reste.»
Comme les Corminboeuf gardent leur petit-fils un jour par semaine, Rayan peut jouer avec lui. Et il ne manque pas une occasion pour suivre ou tendre les bras en direction de Pascal ou de Marie-Laurence Corminboeuf, deux repères solides de sa nouvelle vie. «Il apprendra très vite le français», assure son père. Les parents s’y mettent aussi. Intensément. «C’est notre priorité», assure Reza. Tandis que Nilufar se rend à Fribourg pour ses cours, lui-même bénéficie de l’appui d’amis de Domdidier. «Et nous ne regardons que la télévision en français», assure-t-il. Dans l’intervalle, il tente de se faire comprendre en anglais par Pascal Corminboeuf.
Domdidier est un paisible village broyard, situé entre Avenches et Payerne. Peu d’attractions mais Reza assure ne pas s’y ennuyer. «Nous profitons de chaque instant, dit-il. En plus de la langue, il y a tellement de choses à apprendre sur la culture, l’histoire, le système politique.» A ce propos, le journaliste iranien a suivi avec grand intérêt les votations du 28 février dernier. Une leçon de démocratie! Et récemment, toute la bande a visité Berne et le Palais fédéral. «Tout le monde est très content, dit Reza. Depuis ici, nous préparons sereinement notre futur.»
Cuisine iranienne pour tous
«Chacun a sa propre vie, poursuit Pascal Corminboeuf. Mais on essaie aussi de partager des moments ensemble. Une fois par semaine, les Fathollanejad viennent manger chez nous et une fois par semaine, nous allons chez eux.» Marie-Laurence Corminboeuf prend goût à la cuisine iranienne. «Et Nilufar m’apporte régulièrement le pain ou les gâteaux qu’elle confectionne», raconte-t-elle en présentant une assiette de friandises: des dattes fourrées à la noix.
La famille iranienne réside à Domdidier depuis trois mois. Récemment, tous ont décidé de prolonger le séjour de trois mois. «Nous nous sommes rencontrés avec un traducteur pour en parler, raconte Marie-Laurence Corminboeuf. Et j’ai eu peur. J’ai cru comprendre qu’ils ne voulaient pas rester plus longtemps. Mais c’est le traducteur qui avait mal compris.» Soulagement. Mais également appréhension. «Un jour, ils partiront et c’est normal. Sauf que plus le temps passe, plus on s’attache.» Attachement à la famille, à leur présence, aux petits gestes de tous les jours. Travaillant dans un institut de beauté en Iran, Nilufar propose des massages à sa voisine. Reza s’occupe des deux ânes et s’intéresse au jardin potager. Rayan met de l’animation partout où il passe.
L’accueil dans des familles n’est pas toujours aussi idyllique. Dans les cantons de Vaud et de Genève, l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR) a initié un tel projet. Mais visiblement dépassée par son succès et l’ampleur de la tâche (LT du 13.04.2016), l’OSAR a pris un retard considérable dans le placement de migrants dans des familles d’accueil, au risque de générer de nombreuses frustrations. Les autorités cantonales vont reprendre cette mission.
Cent familles intéressées
A Fribourg, l’association «Osons l’accueil!» a été créée par un médecin, Bernard Huwiler, secondé par le prévôt de la cathédrale, Claude Ducarroz, et par Pascal Corminboeuf. Elle est soutenue par la Direction de la santé et des affaires sociales ainsi que par ORS Service, mandatée pour l’accueil des requérants d’asile dans le canton. «La collaboration est étroite et fonctionne bien, confie Pascal Corminboeuf. Mais il y a aussi des frustrations. Une petite centaine de familles se sont inscrites mais certaines sont situées dans des villages éloignés. Les requérants hésitent à s’y installer en raison des longs déplacements ou par crainte d’être isolés.»
Pascal Corminboeuf défend néanmoins cette formule. «Les centres pour requérants font davantage peur aux gens et donnent le sentiment que le pays est envahi en raison de la concentration de migrants à certains endroits. L’accueil chez des privés donne par contre la possibilité aux migrants de s’intégrer plus rapidement, d’être plus proches de la population. Il a une fonction pédagogique», estime-t-il.
Reza et sa famille ont été présentés à tous les habitants du quartier. Et il est optimiste: «Nous voulons refaire notre vie en Suisse. J’aimerais étudier, travailler. Nilufar pourrait trouver une place dans un salon de beauté et Rayan aller à l’école.» Quand ce rêve sera exaucé, Marie-Laurence Corminboeuf aura un regard particulier pour un rosier. «Ils me l’ont offert pour que je me souvienne d’eux. Ils n’ont rien et ils donneraient tout. Le jour où ils partiront, ce sera terriblement dur», craint-elle. Restera également une lettre. «Merci d’avoir transformé les larmes de Rayan en sourires», leur a écrit le père.