Seul dans le grand café vide d’un théâtre neuchâtelois, Jean Dessoulavy résume la déprime des europhiles de Suisse. Le Nouveau mouvement européen suisse, dont il dirige la section neuchâteloise, n’a «plus de jus», plus les forces de tenir un stand sur un marché, et n’a pas distribué de tracts dans la rue depuis quatre ans.

Le matin même, ses positions favorables à l’Union européenne (UE) lui ont valu une discussion animée avec sa femme: «Elle m’a dit «tu ne veux quand même pas qu’on adhère, tu vois ce qui se passe en Grèce et en Espagne?» Il y a quatre ans, quand on disait qu’on était pour l’UE, on passait pour un hurluberlu. Aujourd’hui, on passe pour quelqu’un qui a un problème, qui n’a rien compris. La réaction de ma femme, tout le monde l’a.»

Vingt ans après le rejet de l’Espace économique européen (EEE), le sentiment des Suisses envers la construction européenne a touché le fond. En 2010, une enquête de l’EPFZ donnait encore 31% de Suisses en faveur de l’adhésion à l’UE. L’année suivante, ils n’étaient plus que 19%; en mai, dans un sondage Sophia pour L’Hebdo, 16%; et cet automne, 11,5% selon Isopublic pour la SonntagsZeitung. Le pire, pour les derniers pro-européens, n’est pas l’hostilité de l’opinion, mais son indifférence. «Même comme hypothèse, l’adhésion n’existe plus, même pas pour provoquer un débat dans un dîner en ville», constate Marc Comina, un professionnel des relations publiques demeuré europhile. «Un nouveau tabou fédéral se construit sous nos yeux. Cela m’afflige.»

C’est dans les strates les plus éduquées et chez les Romands – deux groupes qui avaient plébiscité l’EEE en 1992 – que le désamour est le plus frappant. Il y a vingt ans, Monique de Mestral Haller, une secrétaire médicale qui vit à Etoy (VD), aurait bien vu la Suisse rejoindre la dynamique européenne. «Je me disais que les Suisses étaient frileux, se souvient-elle. Je voulais que la Suisse se donne un coup de rein, entreprenne quelque chose, pour une fois.»

Aujourd’hui, elle voterait non. «J’ai l’impression que la Suisse est riche, explique-t-elle, et qu’ils [les Européens] veulent qu’elle donne sa richesse, pour compenser.»

La croissance des dernières années, qui a fait d’Etoy un petit morceau de la vaste banlieue lémanique, lui semble mal maîtrisée. «C’est effrayant ce qu’il y a comme monde en Suisse depuis cinq ans. J’ai l’impression que les gens se ruent pour venir travailler ici, parce que leur salaire est tellement lamentable [dans les pays voisins]. Dans le parking souterrain de l’endroit où je travaille, il n’y a bientôt plus que des Français et, depuis peu, des Espagnols et des Italiens.»

C’est le grand paradoxe suisse. Mentalement, jamais le pays n’a été aussi étranger à l’idée européenne. Pourtant, jamais il n’a accueilli autant d’Européens, jamais il n’a été aussi intégré «matériellement» à l’Europe. Depuis 1980, le nombre d’Allemands résidant en Suisse a triplé (de 87 000 à 275 000), celui des Français a doublé (de 48 000 à 99 000). La population étrangère a encore augmenté de 3% cette année, et provient aux deux tiers de l’UE.

Beaucoup de ces nouveaux venus ont très vite absorbé l’euroscepticisme de leurs hôtes. Olivier Foerster, un informaticien franco-allemand établi à Zurich depuis sept ans, a ainsi annoncé à ses voisins qu’il s’exilerait à Singapour si la Suisse devait adhérer à l’UE.

«Ce serait une erreur monumentale, explique-t-il, parce que le ciment social suisse est complètement différent.»

Lui habite au nord de la ville, dans une zone où des quartiers entiers sont sortis de terre pour accueillir les migrants venus de l’UE. Dans son immeuble, construction fonctionnelle mais élégante terminée il y a deux ans, la plupart des locataires sont Grecs, Roumains, Allemands, ex-Yougoslaves. «Le quartier était vide, indique Olivier Foerster, on est tous arrivés en même temps, personne ne se connaissait. Aujourd’hui, on se connaît tous et on se voit souvent. Alors qu’à Munich, où j’ai habité huit mois, j’ai dû dire, au maximum, trois fois bonjour à mes voisins.»

La société suisse lui apparaît plus solidaire, attentive et confiante que celles de France ou d’Allemagne. A l’arrêt du tram, il a vu un homme donner de la monnaie à un inconnu pour s’acheter un billet – une scène qu’il juge inconcevable dans le reste de l’Europe.

«Ici, il y a 50 associations de quartier, on vient nous chercher pour aller faire une marche aux chandelles avec nos enfants, ajoute Olivier Foerster. Il n’y a que trois couples suisses dans l’immeuble, mais ils ont réussi ça [l’intégration], alors qu’en France, dans les banlieues, ils ont échoué.»

Olivier Foerster pense avoir bénéficié de possibilités d’ascension sociale meilleures que dans les pays de l’UE. C’est aussi le constat que fait René Rufer, un ingénieur franco-suisse établi à Wald, dans ce bastion eurosceptique qu’est l’Oberland zurichois. «Je n’ai jamais eu de problèmes, j’ai toujours changé d’employeur comme je voulais, raconte-t-il. L’un de mes cousins français m’a dit «toi, tu as de la chance, tu es Suisse, tu peux choisir tes jobs». Alors que lui, il doit se battre pour garder sa place.»

Au quotidien, René Rufer sent poindre une forte envie de Suisse chez les Européens qu’il côtoie. «Quand on discute avec des Allemands, ils nous demandent «vous avez des places?» Dans son travail (il commercialise des conduites forcées en fonte ductile), il fait souvent office d’intermédiaire entre collègues français et allemands qui travaillent au sein du même groupe européen, mais ne se comprennent pas. «Ils ont des philosophies différentes. Ils communiquent, mais ce sont des balbutiements», dit-il. Alors que pour cet Helvète multilingue, faire la symbiose entre différentes cultures semble presque naturel.

Les Suisses, en somme, se sentent parfois plus européens que les Européens eux-mêmes. Ce qui inspire à René Rufer cette maxime: «Plus on est européen, moins on a envie d’adhérer.»

Pour de nombreux migrants venus d’Europe, en général bien formés et bien payés, l’entrée dans l’UE fait figure de menace pour le modèle social qui les a cooptés. «C’est déjà un miracle que la Suisse tienne ensemble, estime Olivier Foerster. Un peu comme une coquille d’œuf: plus il y a de pression extérieure, plus elle tient. Mais qu’arriverait-il à ce petit œuf si elle adhérait?»

Il y a des endroits où l’œuf suisse semble effectivement proche de la rupture. Ainsi au Tessin, où l’on assiste à une «vraie colonisation économique» due à la libre circulation avec l’UE, affirme Sergio Savoia, le coordinateur des Verts locaux. «Il y a 55 000 frontaliers, précise-t-il, soit presque le tiers de la force de travail totale du Tessin, et des entreprises italiennes s’installent de plus en plus en Suisse en amenant avec elles leurs employés italiens.»

Du restaurant où il est attablé, Sergio Savoia contemple la ville de Lugano qui s’étale dans la nuit, nimbée d’une lueur orange. «Le Tessin est le seul quartier suisse d’une métropole européenne, fait-il remarquer. La métropole lombarde, c’est 10 millions d’habitants, la troisième ville d’Europe occidentale après Londres et Paris.» Lugano marque la limite nord de cette pieuvre urbaine qui s’étend le long des Alpes jusqu’à Milan et loin vers le sud. La pression économique qu’elle exerce est incommensurablement plus grande que dans les villes frontalières de Genève ou Bâle. La libre circulation avec l’UE a permis à la Suisse de connaître une «poussée de croissance» depuis le milieu des années 2000, affirme une étude publiée en novembre par UBS. Mais au Tessin, le gouvernement s’inquiète du dumping salarial lié à l’arrivée des travailleurs italiens. Selon une statistique publiée le mois dernier, sur 495 contrôles effectués auprès d’employés de commerce venus d’Italie, 146, ou 35% du total, ont révélé des salaires inférieurs au minimum conventionnel de 3160 francs par mois. Dans un cas sur cinq, les salaires étaient même inférieurs de 10% ou davantage.

On comprend mieux pourquoi le Tessin est l’un des cantons le plus eurosceptiques de Suisse – y compris à gauche. En 2009, les Verts tessinois se sont déclarés contre la libre circulation. «Notre ADN était pro-intégration», raconte Sergio Savoia, qui revendique la paternité de cette rupture. «On a dû couper avec la position traditionnelle de la gauche, qui voulait que si l’UDC ou la Lega disaient quelque chose, il fallait forcément dire l’inverse. Nous avons reconnu que oui, le problème existe.» De 2007 à 2012, les Verts sont passés de 4,1% à 7,6% des voix aux élections cantonales.

Dans sa manière d’être, Sergio Savoia est un parfait Européen. Il parle couramment français, travaille comme coordinateur pour le WWF dans tout l’arc alpin, et ses parents sont Italiens. Mais défendre l’adhésion aujourd’hui serait le «baiser de la mort», la fin de sa carrière politique. «L’idéal européen est l’une des plus grande construction de l’histoire, conclut-il. Mais pour la Suisse, il n’est pas nécessaire d’adhérer.»

Ce nouvel euroscepticisme de gauche fait tache d’huile ailleurs en Suisse, et pas seulement dans les milieux syndicaux. «Depuis deux ou trois ans, c’est vrai, on entend au PS un réel discours sur le fait que l’Europe ne nous a pas apporté que du bon», confirme Romain de Sainte-Marie, président du Parti socialiste genevois. «Même dans les milieux bobos, chez ce qu’on appelle les spécialistes socioculturels, il y a un changement de vision qui s’est fait.» La crise de l’euro a poussé les bourgeois bohèmes, pourtant viscéralement anti-UDC, à se replier sur le cocon suisse.

Rassemblant désormais tout le champ politique, le consensus eurosceptique se veut modéré, pragmatique, voire aimable envers le grand voisin européen. Cela est vrai même à Morgarten, entre Schwyz et Zoug, où l’on célèbre chaque année la victoire des Confédérés sur les Habsbourg en 1315. «Il y a déjà eu des orateurs anti-UE ici, mais ça ne passe pas», assure Kaspar Michel, ministre des Finances schwyzois, libéral-radical, qui supervise aussi le concours de tir au pistolet organisé sur le champ de bataille. «Les gens d’ici ne sont pas des radicaux, ils savent qu’on profite de l’UE.»

Chaque 15 novembre, un défilé commémoratif rassemble armaillis porteurs de hallebardes, fanfares et sociétés de gymnastique, dans une cérémonie où l’on remercie les ancêtres d’avoir versé leur sang pour la liberté. En 1992, c’est cette Suisse des costumes folkloriques et des flonflons que le rêve européen devait ringardiser. Elle a survécu, alors que lui s’est évanoui comme un nuage.

Pourtant, à Morgarten aussi, l’Europe a transformé le paysage. Il s’est construit, urbanisé, densifié. «Il y a 50 nouveaux habitants par an depuis 2008, et la moitié est étrangère», témoigne Pirmin Moser, le secrétaire communal de Sattel (SZ), 1800 habitants, juste à côté du site historique. La policière du village a un nom turc, les sommelières des bistrots sont Allemandes, le soldat bardé de médailles que l’on croise sur le quai de la gare est d’origine albanaise.

«Ça s’est énormément développé ici en vingt ans – sans l’UE –, commente Kaspar Michel. Et ce sont les Européens installés chez nous, Français ou Allemands, qui nous supplient: s’il vous plaît, n’adhérez pas!»

Cette année, lors de la messe aux morts de Morgarten, son collègue Matthias Michel, ministre zougois de l’Economie et PLR comme lui, s’est aventuré à parler d’Europe. «Les développements européens sont existentiels pour la Suisse», a-t-il déclaré près de la tour de pierre qui marque le centre du champ de bataille. «Nous profitons aussi de l’ordre européen, de la paix européenne. Nous attendons de l’UE qu’elle nous traite avec respect, le même respect avec lequel nous devons la traiter.»

Montrer du «respect» pour l’UE? L’assistance, où dominent des paysans en bonnets de laine mâchonnant des cigares, toussote un instant, puis encaisse en silence. «Qu’on le veuille ou non, nous sommes dépendants de l’UE», ajoute Matthias Michel une fois son discours terminé. «Les leaders d’opinion, comme on dit, le comprennent, les autres… Tout dépend de la réalité dans laquelle ils vivent.»

Au début de l’année, un rapport officiel norvégien sur les effets de l’entrée du royaume dans l’EEE, concluait que l’intégration européenne avait «affecté beaucoup plus de secteurs de la société que ce que les gens envisageaient il y a vingt ans».

Même si elle est restée à l’écart, le diagnostic vaut également pour la Suisse, estime Thomas Aeschi, conseiller national zougois et étoile montante de l’UDC. «L’interpénétration avec l’Europe est beaucoup plus poussée que ce que pensent les Suisses, dit-il. Le danger, c’est qu’on nous dise un jour: on est si étroitement lié qu’il faut adhérer.»

A l’autre bout du spectre, le journaliste et europhile zurichois Daniel Binswanger prédit, lui aussi, que le statu quo actuel n’est que transitoire: «La crise a donné raison aux eurosceptiques, mais l’histoire ne s’arrêtera pas là.»

Du «respect» pour l’UE? A Morgarten, l’assistance toussote un instant, puis encaisse en silence

«Mon cousin m’a dit «tu as de la chance,tu es Suisse, tu peux choisir tes jobs». Alors que lui doit se battre pour garder sa place»