Le suivi des criminels fait débat
Justice
La mort brutale et injuste de la jeune Lucie a suscité beaucoup d’émotion et de colère. Ce drame doit-il remettre en question le système déjà très dur des mesures en Suisse? Tour d’horiozon avec des spécialistes de la justice, de la psychiatrie, du pénitentiaire et de la probation
La mort brutale et injuste de Lucie a provoqué douleur, indignation et colère. Beaucoup d’incompréhension aussi. Une fin si tragique suscite toujours un besoin d’explications pour les proches de la victime et pour la société qui peine à se satisfaire de l’argument de la fatalité ou de l’impondérable.
Les dires de l’auteur présumé – il a tué pour pouvoir retourner en prison – ne suffiront certainement pas à apaiser ce vertige. Alors une série d’interrogations – toujours les mêmes – surgissent. Les psychiatres se sont-ils montrés trop optimistes en évaluant la dangerosité de ce jeune homme? Les juges ont-ils été trop laxistes en lui évitant une mesure de sûreté plus lourde qu’un placement pour jeunes adultes, puis en le laissant faire ses preuves lors d’une libération conditionnelle? Enfin, le suivi extérieur de cet homme, visiblement perturbé et porté sur la drogue et l’alcool, a-t-il été à la hauteur de ce que l’on pouvait attendre d’un service de probation?
Les autorités argoviennes feront leur examen de conscience. En attendant, ce drame, de par l’impact qu’il a eu sur l’ensemble de la Suisse, ravive le débat sur l’évaluation du risque et sur ce que la collectivité est encore prête à accepter avant de basculer dans un tout répressif. Car, les spécialistes en conviennent, et le procureur général vaudois Eric Cottier le premier, «une telle tragédie aurait pu se produire dans n’importe quel canton».
kL’arsenal législatif est-il suffisant?
Le nouveau droit des sanctions, entré en vigueur début 2007, prévoit toute une série de mesures (lire ci-dessous) propres à protéger la société des criminels les plus inquiétants non seulement en fonction de ce qu’ils ont fait mais surtout en vertu de ce qu’ils sont susceptibles de commettre.
Ce Code pénal revisité détaille de manière systématique les grands principes qui fondent une mise à l’écart durable (celle-ci était déjà possible auparavant), prévoit les modalités de passages d’une mesure à une autre en cas d’aggravation ou d’amélioration du pronostic. Le droit fixe les conditions de la libération conditionnelle ou de la réintégration après une sortie mal négociée. Mais tout cela reste, il est vrai, d’une grande complexité.
Pour les délinquants dangereux, qui n’ont jamais été soumis à une mesure mais condamnés à une peine, la loi prévoit enfin la possibilité de prononcer un internement a posteriori via une procédure de révision. Encore faut-il démontrer que les conditions de cet internement étaient réalisées au moment du premier jugement. Eric Cottier s’est lancé dans deux procédures de ce type. «Il s’agit de délinquants sexuels qui vont bientôt finir de purger leurs peines et au sujet desquels les autorités ont des craintes fondées.»
kL’application de la loi est-elle trop laxiste?
Les juges n’ont pas attendu le nouveau Code pénal pour accorder à la dangerosité une place centrale lors du procès et à privilégier les mesures de sûreté plutôt que les longues peines.
Une enquête de l’Office fédéral de la statistique a mis en évidence que le nombre de délinquants internés a passé de 46 en 1992 à 199 à fin 2006. Sur les 22 mesures de ce type prononcées cette année-là, 15 l’ont été en Suisse romande et au Tessin.
La population, qui a largement accepté l’initiative pour l’internement à vie des plus irrécupérables, a gardé toute sa méfiance envers le système et ses experts même si le mythe du psychiatre trop compréhensif semble aussi avoir vécu.
Toujours plus sollicité en matière de pronostic alors que son rôle premier est de se prononcer sur la responsabilité pénale d’un individu, le psychiatre occupe désormais une position sensible dont il se serait sans doute bien passé en raison des limites de son exercice.
«Un certain nombre de travaux ont permis de progresser dans l’évaluation de la dangerosité mais rien n’autorise actuellement à fonder une appréciation qui relèverait de la certitude», souligne Bruno Gravier, patron de la médecine pénitentiaire vaudoise.
kQuelles assurances avant une sortie?
Depuis une quinzaine d’années, et des faits divers tragiques comme le meurtre d’une jeune scoute au Zollikerberg par un récidiviste en congé, l’autorité a une vision plus pointue et plus sécuritaire en matière d’élargissement. C’en est fini du bon vieux critère de «bonne conduite» qui ne révélait rien du noir potentiel des criminels. Le principe d’une instance tierce de décision en matière de libération conditionnelle, mise sur pied dans le canton de Vaud sur un modèle québécois, a fait école. Cette «commission de dangerosité» est désormais prévue dans le Code pénal pour les cas les plus graves. Composée de représentants du Parquet, de l’office pénitentiaire et de la psychiatrie, celle-ci remet son préavis à l’autorité compétente.
A Genève, c’est le Tribunal d’application des peines et des mesures (TAPEM) qui ordonne la libération de l’internement, fixe le délai d’épreuve, prévoit l’assistance de probation et impose les règles de conduite.
Catherine Gavin, juge de cette jeune instance née de la réforme du Code pénal, reconnaît que son travail est ultrasensible. «Notre tâche est difficile car on se doit de prendre la mesure la moins incisive tout en sachant que le droit à l’erreur n’est pas admis.» Cette dernière se rappelle les mots d’un psychiatre appelé à faire une expertise: «Dans mon métier, on a toujours peur.»
Pourtant, souligne encore la magistrate, l’arsenal juridique et thérapeutique permet un bon accompagnement. «Il y a des délinquants internés qui ont pu reprendre une vie normale avec un traitement ambulatoire à la clé.»
kQuel suivi hors de la prison?
C’est certainement l’aspect le plus problématique dans l’affaire du meurtre de Lucie. Un encadrement qui n’a visiblement pas réussi à détourner son agresseur d’une consommation qui le rendait violent. «La sortie est une étape délicate et fondamentale. Le suivi permet de détecter des dysfonctionnements graves et de les signaler à l’autorité compétente qui, le cas échéant, peut décider d’une réintégration en milieu carcéral», relève Catherine Martin, cheffe du service pénitentiaire vaudois. En fait, le travail du service de probation est loin d’être simple et les mécanismes d’alerte pas franchement rapides.
«La procédure est devenue plus longue depuis l’entrée en vigueur du nouveau droit. L’assistant social qui constate des problèmes doit saisir l’Office d’exécution des peines (le Parquet à Genève, ndlr) qui effectue une nouvelle appréciation avant de s’adresser au juge qui décide ensuite d’un éventuel retour en prison», précise Jacques Monney, directeur de la Fondation vaudoise de probation.
Cette vitesse de réaction problématique dans des cas d’urgence a déjà été relevée par la conseillère d’Etat saint-galloise, la libérale-radicale Karin Keller-Sutter, et sera sans doute au menu de prochains débats parlementaires, des interpellations ayant été annoncées après le drame de Lucie.
Il serait toutefois illusoire de penser que l’amélioration de cette procédure d’alerte est en soi suffisante. «Plus le régime est large, plus les impondérables deviennent grands. Un rendez-vous manqué ne suffirait sans doute pas à relancer la machine judiciaire. On n’appuie pas sur le bouton rouge à la moindre incartade», souligne Eric Cottier.
kUn assistant social ou un contrôleur?
«La probation a été conçue d’abord comme une aide à la réinsertion et non comme une instance de contrôle. Là encore, il y a un changement de rôle qui oblige les gens dont la vocation se situe du côté du soutien à se transformer en instance de surveillance sans y avoir été véritablement préparés», estime Bruno Gravier. «On a le souci de ne pas tomber dans la compréhension laxiste», ajoute Jacques Monney tout en soulignant que l’instauration d’une relation de confiance avec le «client» doit être tentée.
Directeur adjoint du service genevois de probation et d’insertion, Gilles Thorel explique qu’il est impossible de traquer les délinquants en permanence. Ne serait-ce qu’en raison de leur nombre.
Il y a une dizaine d’assistants sociaux pour 350 personnes (avec des problématiques certes différentes) à suivre à Genève, une vingtaine pour 480 dossiers dans le canton de Vaud. «Il vaut mieux travailler sur l’articulation du réseau et la coordination avec les autres partenaires impliqués.» Parfois, souligne Gilles Thorel, les mandats sont assortis de règles invraisemblables. Par exemple, ce pédophile qui ne devait approcher aucun enfant même au sein de sa propre famille. «Cela nous est littéralement impossible à vérifier. On a demandé au juge qu’il admette ici les limites, quasi physiques, de notre action».
kQuelle leçon?
Cette mise à l’épreuve est aussi un moment difficile pour les principaux intéressés. A travers le parcours de cinq détenus, la journaliste Béatrice Guelpa a très bien décrit dans son livre Sorties la profonde angoisse qui s’empare de ces individus au moment d’empoigner les problèmes – dettes, drogue, logement, famille – laissés à l’extérieur.
«Certains se suicident ou adoptent des comportements à risque», précise Gilles Thorel. D’autres – c’est heureusement beaucoup plus rare – font couler le sang, à l’image de Daniel H.
Entre ces deux extrêmes, il y a ceux qui réussissent leur réinsertion. En dix ans, selon l’Office fédéral de la justice, trois personnes sous le coup de mesures de sûreté ont commis une infraction (dont la nature n’est pas précisée) pendant une sortie ou un congé. «Faut-il encore durcir tout le système à cause de ces cas exceptionnels alors que le droit impose une approche individualisée de la peine?», s’interroge Eric Cottier.
Baser une politique générale sur des cas aussi dramatiques, les praticiens y sont opposés. Par contre, il y aurait certainement des choses à améliorer dans la mise en application des plans de sortie et au niveau des moyens affectés à la probation.