Le 6 avril 2000, plus de 1000 personnes, tout le gratin économique et politique du canton, se retrouvent devant la tour de contrôle de l’aéroport de Zurich. La direction de la société fraîchement privatisée annonce au reste du monde que désormais le bon vieux «Kloten» portera un nom à la mesure de ses ambitions: Unique Airport.

En septembre 2000, Ernst Bu­schor, le directeur de l’Instruction publique du canton de Zurich, provoque un tollé en annonçant que le canton de Zurich va désormais enseigner l’anglais avant le français à l’école primaire, besoins de l’économie et mondialisation obligent.

Super-Zurich, en ce début de XXIe siècle, cimente l’image du canton arrogant aux dirigeants autistes, qui n’a pas besoin du reste de la Suisse pour exister.

Une année et demie plus tard, le 2 octobre 2001, les avions immobilisés sur le tarmac à Zurich, avec le nom magique de Swissair brillant inutilement au soleil, font pour un instant vaciller cette belle assurance. Certains, en Suisse romande, espèrent que la débâcle, qui se révélera bien vite être celle du pouvoir économique et politique issu du biotope de la Bahnhofstrasse, va permettre de dessiner une nouvelle solidarité confédérale.

Le grounding provoque un choc qui dépasse Zurich et s’étend à toute la Suisse. Le mythe s’effondre, la compagnie aérienne à la croix blanche symbole de la patrie peut elle aussi disparaître. Face à ce traumatisme national, la réplique s’organise très vite. Le 22 octobre 2001, le Conseil fédéral donne son feu vert à la création d’une nouvelle compagnie aérienne, financée par la Confédération (20%), les cantons (18%) et l’économie privée (62%). Au total, une promesse de plus de 4,2 milliards de francs dans une union de la dernière chance de l’économie et de la politique.

Zurich joue habilement la carte des dizaines de milliers d’emplois menacés – 35 000 selon les pires scénarios – et brandit le spectre de la crise qui risque d’affecter tout le pays. Jean-Pierre Jobin, alors directeur de l’aéroport de Genève-Cointrin, défend toujours la thèse du complot: «Je pense que le grounding a été voulu pour que la politique et l’économie posent les milliards sur la table. On ne saura jamais s’il restait 40 millions dans les caisses de Swissair ce fameux 2 octobre. A Genève, nous étions convaincus de la nécessité de garder une compagnie nationale. Mais son dimensionnement a été conditionné par le nombre des emplois que l’on pourrait sauver à Zurich. Car les autorités zurichoises avaient le couteau sous la gorge. Le canton de Zurich venait d’investir dans l’agrandissement de l’aéroport sur la base de prévisions de trafic gonflées. Sans compagnie nationale, le rêve de grandeur s’effondrait.»

Les Genevois n’ont pas oublié l’affront fait par Swissair quand, en 1996, les dirigeants zurichois ont supprimé quasiment tous les long-courriers au départ de Cointrin. Des ressentiments qui ressortent au moment où se pose la question de passer à la caisse. Les Chambres fédérales, dans une séance spéciale les 16 et 17 novembre, avalisent un crédit de 2,1 milliards de francs.

Il y a quelques mouvements d’hu­meur du côté des parlementaires romands. Le radical neuchâtelois Claude Frey tonne: «Il faut croire que, lorsque Zurich est concernée, toutes les errances, toutes les outrances sont possibles.» «On a voulu faire de Zurich un méga-hub avec la folle prétention de vouloir jouer dans la cour des grands. On sait aujourd’hui que cette fuite en avant a nourri la débâcle», lance le PDC genevois Jean-Philippe Maitre, qui votera quand même le crédit.

Les oppositions, dont celles de l’UDC, sont de nature fondamentale. Du point de vue de l’orthodoxie libérale, l’Etat n’a pas à injecter des milliards dans une entreprise privée en difficulté. Le PS approuve pour sauver les places de travail. Les radicaux, impliqués dans les organes dirigeants de Swissair, se contorsionnent pour justifier leur soutien à ce crédit extraordinaire. Dans les cantons romands, on accepte aussi, en grinçant des dents, de faire preuve de solidarité.

Zurich a-t-il ressenti ce vent de fronde? L’ancien conseiller d’Etat socialiste Markus Notter, président du gouvernement en 2001, se souvient: «Notre sentiment de confiance a été un peu ébranlé. C’était nouveau que Zurich rencontre des difficultés et subisse une cassure dans une longue histoire de succès. Mais je pense que cela a conduit à une plus grande solidarité de la part des autres. Les attentes envers Zurich étaient aussi là, nous avons payé la majeure partie des contributions cantonales à la nouvelle compagnie. Sur un autre point aussi: les discussions en cours pour mettre en place la nouvelle péréquation financière et des charges entre les cantons ont rappelé que la Suisse avait besoin d’un canton de Zurich prospère.»

Cela a-t-il modifié les rapports du grand canton avec les autres Confédérés? Markus Notter en est convaincu: «Zurich a fait l’expérience que, quand il allait mal, les autres étaient là pour lui. Cela a eu un effet positif sur la cohésion du pays.» En novembre 2004, à plus de 60%, Zurich accepte la nouvelle péréquation financière, alors que Nidwald et Zoug, autres cantons contributeurs, refusent.

L’historien Hans-Ulrich Jost, qui a vécu plus de dix ans à Zurich avant de s’installer à Lausanne, ne croit pas que l’épisode du grounding a affecté durablement la position de Zurich. «Cela n’a rien changé dans la domination des Zurichois envers le reste de la Suisse et les Romands en particulier. Leur ego est toujours aussi grand. A l’avenir aussi, il est inévitable que la Suisse se trouve à la traîne de Zurich, Genève n’est pas une option. Cela aurait été tout autre si nous avions adhéré à l’Union européenne, où des espaces transfrontaliers comparables à la région métropolitaine de Zurich, comme la région Lyon-Genève, auraient pu voir le jour.» Xavier Comtesse, responsable romand d’Avenir Suisse, remarque: «Cette arrogance n’est plus visible. Sur la forme, Zurich s’est adapté. Mais, sur le fond, rien n’a changé.»

Comme pour donner raison aux sceptiques, une partie de l’élite politique locale fait le forcing contre l’accord aérien passé par le conseiller fédéral Moritz Leuenberger en 2002 avec l’Allemagne. Il sera enterré par les Chambres fédérales, laissant depuis le dossier des nuisances dues à l’aéroport de Zurich pourrir les relations entre la Suisse et l’Allemagne.

Politiquement, le grounding a ­offert une formidable tribune à Christoph Blocher, qui pendant des mois, voire des années, n’a eu de cesse de souligner le rôle néfaste joué par le «copinage» des radicaux zurichois, qui occupaient les postes clés des organes dirigeants de Swissair et des banques bâilleuses de fonds. En 2003, l’UDC fait un nouveau bond en avant aux élections, à Zurich et au Conseil national.

Swiss, entre-temps, avait pris son envol, le 31 mars 2002, avec une flotte et un nombre de destinations qui allaient se révéler nettement surdimensionnés. André Dosé, le premier directeur, est contraint d’annoncer coupes sur coupes. Jusqu’en 2005, la flotte et les effectifs sont réduits de moitié. Lorsque, le 22 mars 2005, Luft­hansa annonce qu’elle rachète Swiss, les sentiments balancent entre résignation et soulagement.

La transaction ravive les voix critiques qui avaient dénoncé l’intervention des pouvoirs publics et de l’économie pour le sauvetage d’une entreprise privée. On ne saura jamais après coup si des compagnies étrangères auraient pu, surtout pour le réseau des long-courriers, combler le vide laissé par Swissair.

En 2007, le procès des anciens responsables de Swissair devant le Tribunal de district de Bülach débouche sur un acquittement général. L’opinion publique ne comprend pas, mais elle a déjà tourné la page. Comme l’a dit l’historien Jean-François Bergier en janvier 2007 dans une interview au Nouvelliste et au Quotidien jurassien au moment du procès, le grounding «n’a pas effondré les fondements de la nation, c’est un accident de parcours».

Le grounding n’a pas changé grand-chose non plus aux rapports de force entre Confédérés et le plus grand canton de Suisse. Dix ans plus tard, les relations se sont normalisées, non parce que Zurich serait descendu de son piédestal, mais parce que d’autres régions, comme l’Arc lémanique, se sont renforcées économiquement et ont gagné en confiance. Un constat fait aussi par le conseiller national libéral-radical Charles Favre, ministre vaudois des Finances en 2001. «Pour la Bahnhofstrasse, seule la réussite en impose. C’est cela qui permet de discuter d’égal à égal. Le canton de Vaud, aujourd’hui, représente un pouvoir économique et dans la formation qui lui donne du poids face à Zurich.»

La réalité économique a repris le dessus sur les sentiments blessés. Une compagnie (bien) gérée par les Allemands dessert la Suisse et porte toujours, mais légèrement redimensionnée, la croix blanche. Surtout, d’autres crises ont fait s’estomper le traumatisme du grounding. Les 2 milliards versés par les pouvoirs publics se sont effacés face aux 6 autres avancés à UBS en 2008. Sans parler du coût encore inconnu de la facture du franc fort.

«La disparition de Swissair marque l’entrée de la Suisse dans le monde de fauves de l’économie du XXIe siècle. Nous avons dû accepter qu’il n’y avait plus rien d’insubmersible, que c’étaient les règles de la mondialisation. Cette expérience était pénible, mais, finalement, les conséquences ont été assez anodines», dit Charles Favre.

Hans-Ulrich Jost voit aussi une constante: «Les Suisses ont pris l’habitude de payer de grandes sommes à fonds perdus. Il y a eu les fonds en déshérence, Swiss, et maintenant UBS. A chaque fois, on laisse tomber quelques milliards pour se tirer d’affaire.»

Le 15 avril 2010, la décision tombe. L’aéroport de Zurich se rebaptise. Renonce à son qualificatif. Le vieux nom est le nouveau: Flug­hafen Zürich. Unique, symbole pendant dix ans de l’arrogance zurichoise, disparaît. La boucle est bouclée. Dans la discrétion et sans autocritique.