L’afflux de requérants d’asile n’a pas été aussi modéré depuis des années. Pourtant, juge une «coalition de juristes indépendants pour le droit d’asile» dans un rapport paru ce mercredi, le travail du Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) serait «médiocre». Entrée en vigueur en mars 2019, l’accélération des procédures au sein du nouveau système pousserait le SEM, les professionnels de la santé et les organisations d’aide aux demandeurs d’asile à bâcler leur travail, au risque de renvoyer des personnes fragiles dans les pays qu’elles avaient fui pour leur survie.

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«La qualité avant l’équité»

Approuvée en 2016 par 66,8% des votants, la modification de la loi sur l’asile poursuit un but principal: accélérer les procédures. «Pour éviter que des requérants ne restent dans l’incertitude pendant des années», explique la brochure fédérale de l’époque – ce que les organisations d’aide aux requérants d’asile ont soutenu. Cependant, ces dernières déchantent. En début d’année, l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR) tirait déjà la sonnette d’alarme: «Les autorités mettent l’accent sur la vitesse de la procédure au détriment de sa qualité et de son équité», déplorait sa directrice, Miriam Behrens. Œuvre d’un collectif de juristes comprenant entre autres le Centre social protestant de Genève (CSP), le Solidaritätsnetz de Berne et l’Observatoire suisse du droit d’asile et des étrangers, le rapport dévoilé ce mercredi enfonce encore le clou.

Pour comprendre les critiques qu’il contient, il est nécessaire de brosser un rapide portrait du fonctionnement de la procédure actuelle: quand un requérant arrive en Suisse, il est redirigé vers l’un des six centres fédéraux d’asile: Bâle (BS), Berne (BE), Boudry (NE), Zurich (ZH), Altstätten (SG) ou Balerna Novazzano (TI). La durée de séjour en centre fédéral doit en principe durer cent quarante jours au maximum et une protection juridique gratuite est garantie.

Le SEM examine d’abord s’il s’agit d’un «cas Dublin» – si le requérant a déjà déposé une demande dans un autre Etat partie au traité. Si tel n’est pas le cas mais que le SEM estime qu’il peut rendre une décision dans les cent jours, il applique une procédure «accélérée». Enfin, si le cas est jugé complexe et que des investigations supplémentaires s’imposent, le SEM peut le rediriger vers une procédure «étendue» et le requérant est attribué à un canton. Les délais de recours sont de cinq jours dans un cas Dublin, sept jours pour une procédure accélérée et trente jours pour une étendue.

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Grand nombre de problèmes

Or, critique la coalition en se basant sur les chiffres de la première année depuis l’entrée en fonction du nouveau système tout en analysant 75 cas choisis, cette architecture contiendrait un grand nombre de problèmes. Le temps de recours, pour commencer. Après une procédure accélérée, le nouveau système accorde sept jours (contre trente auparavant) pour s’opposer à la décision du SEM. «Beaucoup trop bref», juge le rapport. D’autant que le représentant juridique d’un requérant peut révoquer son mandat s’il considère qu’un recours n’a que peu de chances d’aboutir, forçant le requérant à chercher un service externe dans des délais particulièrement succincts.

La coalition de juristes affirme d’ailleurs qu’il est «possible de supposer que c’est parfois par manque de temps que la représentation juridique des centres révoque son mandat». «Les délais sont si courts que si la protection juridique laisse tomber un requérant, ce dernier n’a parfois pas le temps de trouver quelqu’un pour l’aider, explique Aldo Brina, chargé d’informations au CSP. J’ai connaissance d’un cas dans lequel un requérant a dû faire recours seul. Et il l’a emporté. Une erreur grave de l’organisme de protection juridique. L’asile peut être une question de vie ou de mort.»

Deux fois plus de recours acceptés qu’avant

Un deuxième problème, souligne le rapport, concerne le grand nombre de requérants aiguillés vers une procédure accélérée malgré la complexité de leur cas. «On parle de personnes souvent traumatisées dont les propos passent par le filtre incertain d’un interprète et qui ont l’habitude de se méfier de l’Etat, souligne Aldo Brina. La preuve que le tempo est trop élevé? Le doublement des recours acceptés par le Tribunal administratif fédéral (TAF) lors de la première année d’existence du système en comparaison avec les années 2015 à 2018 (de 11,4 à 22,8%). Le SEM faillit à son devoir d’instruction.»

Le rapport accuse également l’administration de ne pas toujours respecter les délais de traitement et de mettre les représentants juridiques dans des situations intenables. Collaboratrice dans un des centres fédéraux, contactée par Le Temps, Erika* corrobore ce propos: «La procédure accélérée met régulièrement une pression qui rend la mise en place d’une représentation juridique adaptée quasiment impossible. Dans les cas complexes, elle ne permet pas non plus à l’autorité de réunir les éléments nécessaires pour statuer correctement.»

Enfin, et c’est peut-être l’une des accusations les plus sérieuses: le rapport dénonce la pression mise sur les médecins, qui rédigeraient régulièrement des rapports cruciaux à la hâte. Docteur dans un hôpital* prenant en charge les demandes de consultation médicale d’un centre d’asile* romand, François* confirme la légèreté coupable du processus: «Nous sommes parfois amenés à remplir des «rapports en vue d’un renvoi» sans que le requérant sache de quoi il s’agit. Et parfois même sans l’avoir rencontré. J’ai déjà dû me baser sur les observations recueillies par des collègues plusieurs semaines auparavant pour écrire un rapport. Il est aussi arrivé que nous voyions quelqu’un pour un problème physique avant qu’on nous demande des informations sur sa santé générale sans avoir pu enquêter sur sa santé psychique. Je trouve les manières de faire inadmissible.»

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Le SEM relativise, et annonce un rapport

Contacté, le SEM ne nie pas qu’il peut encore s’améliorer: «Le Tribunal administratif fédéral a critiqué le SEM à quelques reprises au début de la réforme en jugeant qu’une affaire n’aurait pas dû être réglée dans le cadre de la procédure accélérée, souligne Emmanuelle Jaquet von Sury, sa porte-parole. Nous avons ajusté notre pratique en conséquence et précisé les critères d’attribution à la procédure étendue.» En ce qui concerne les autres accusations, l’administration rappelle que le système a changé et que chaque requérant est accompagné d’un représentant juridique, ce qui n’était pas le cas avant: «Un plus grand nombre de recours acceptés par le TAF démontre que ces représentants ont la possibilité d’exercer un contrôle et de veiller à ce que les procédures soient équitables», considère le SEM.

Le Secrétariat relativise également les critiques contenues dans le rapport au regard du grand nombre de cas traités: «Au cours des douze premiers mois du nouveau système, le SEM a statué en première instance sur 7328 cas d’asile. La coalition fonde ses critiques sur quelques cas individuels.»

Enfin, d’un point de vue sanitaire, le SEM précise que «chaque personne a accès au soin et fait l’objet d’un examen médical individuel et méticuleux». Conscient des nombreuses critiques qui ont surgi ces derniers mois, le Secrétariat révèle toutefois qu’un «rapport d’évaluation» concernant les résultats du nouveau système sur ses deux premières années est en cours par «deux organisations indépendantes». Sortie prévue: été 2021.


* Noms et lieux connus de la rédaction.