Tel un trou noir, la double élection au Conseil fédéral absorbe toute l’énergie autour de la session d’hiver du parlement, qui commence ce lundi 28 novembre. Ces trois semaines de délibérations recèlent cependant un autre enjeu. Par plusieurs aspects, le vote final du 13 décembre sur la taxe voulue par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) déterminera l’avenir de la Suisse plus profondément que la recomposition de son gouvernement, agendée le 7 décembre. Ce vote regroupe en effet des points sensibles en Suisse: l’impôt sur les entreprises, les mécanismes de redistribution et la concurrence entre cantons.

Seules les entreprises qui réalisent un chiffre d’affaires de plus de 750 millions d’euros sont concernées. En Suisse, les estimations sont de 200 sociétés ayant leur siège dans le pays et de 2000 filiales de groupes internationaux. Elles seront taxées sur leurs bénéfices à hauteur de 15% minimum.

Les pays membres de l’OCDE sont priés de mettre cet impôt en œuvre. Si l’un d’eux décide de ne pas bouger, les autres seraient fondés à venir «se servir». En clair: si une entreprise européenne dispose d’une filiale en Suisse et que cette dernière y est taxée à 13%, alors, le pays européen où est installé le siège aurait le droit de demander à la Confédération la différence, en l’occurrence 2%. Il s’agit donc de se mettre à niveau pour ne pas perdre de revenu fiscal.

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Attractivité en berne

Après le vote en mai 2019 sur la réforme fiscale et le financement de l’AVS (RFFA), cette taxe OCDE représentera donc une nouvelle hausse. Elle va faire perdre de son attractivité à la Suisse. Parallèlement, plusieurs cantons pratiquant des taux d’imposition qui ont attiré des multinationales (Genève, Vaud, Bâle-Ville, Zoug) verront l’argent affluer dans leurs caisses grâce au saut nécessaire pour atteindre 15%. Dans un premier temps, les interlocuteurs issus du monde de l'entreprise estiment en effet que ces sociétés ne quitteront pas la Suisse. L’administration fédérale considère que la taxe représentera environ 2 milliards de francs de revenus supplémentaires. Le débat porte sur la redistribution de cet impôt fédéral et son affectation.

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En septembre dernier, le Conseil des Etats avait suivi Ueli Maurer, conseiller fédéral chargé des Finances. Les sommes perçues doivent être redistribuées à 75% aux cantons et à 25% à la Confédération. Cette dernière est chargée d’utiliser cet argent pour améliorer l’attractivité de la place économique suisse. Libres d’utiliser les fonds comme ils l’entendent, les cantons devront toutefois «tenir compte des communes de manière appropriée», dit l’arrêté fédéral qui règle cette question, dans une formule au flou choisi. L’Union des villes suisses aura comme priorité, lors des débats du 1er décembre au National, de faire biffer cette formulation pour revenir à un système de redistribution connu: celui lié à l’impôt fédéral direct.

«A Bâle-Ville, entre 50 et 70 entreprises sont concernées par la réforme. Elles proposent 30 000 temps pleins dans la région, et paient 500 millions de francs d’impôt au canton et à la Confédération», avait argumenté lors des débats une certaine Eva Herzog, sénatrice socialiste aujourd’hui candidate au Conseil fédéral. Entre 20 et 25% des revenus cantonaux sont redistribués via la péréquation financière. L’enjeu de cette taxe concerne donc bien l’ensemble des cantons. Si plus d’argent afflue chez ceux qui abritent des multinationales, ceux qui n’en ont pas recevront eux aussi des sommes majorées par l’intermédiaire de la péréquation. Aujourd’hui, cinq cantons – Bâle-Ville, Genève, Vaud, Zoug et Zurich – paient au total 63% des revenus de la Confédération issus des entreprises. C’est 7,9 des 12,5 milliards de francs.

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L’argent là où on n’en a pas besoin

A gauche et au centre, on estime que cette répartition fait arriver l’argent là où on n’en a pas besoin. En Commission de l’économie du Conseil national, une courte majorité (13 voix contre 12) a rééquilibré le système: 50%-50%. La commission a également obtenu que la part d’un canton soumis à l’impôt complémentaire n’excède pas 400 francs par habitante et habitant et que le surplus sera réparti de façon égale entre les autres cantons. «La majorité veut ainsi éviter que l’écart se creuse encore davantage entre les cantons pratiquant de faibles taux d’imposition et ceux à forte fiscalité», dit le communiqué détaillant ce choix. Selon nos informations, ce raffinement est issu des rangs du Centre. Soucieux de créer des majorités, le parti démocrate-chrétien a inventé cette astuce afin de faire passer la répartition 50%-50% auprès des socialistes, qui avaient proposé que tout revienne à la Confédération. Or, cette invention va faire perdre beaucoup d’argent à des cantons peu peuplés comme Bâle-Ville et Zoug. Les élus que nous avons interrogés accordent peu de chances de survie à cette originalité lors des débats au Conseil national puis lors de la résolution des divergences avec le Conseil des Etats.

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Avec cette manne, la Confédération devra améliorer l’attractivité de la place économique suisse. Une formule qui permet à chaque camp de rêver à des dépenses idoines. Soutenir la formation répond-il à cet impératif? Quid de l’amélioration des réseaux de transport?

Reste le calendrier. Il est très serré: la Suisse doit introduire cette réforme dès janvier 2024. Cela impose un vote en juin 2023. Or, ce sera le dernier avant les élections fédérales d’octobre. Ce scrutin pourrait se révéler périlleux pour le Conseil fédéral et les partis qui soutiennent la réforme. Plusieurs acteurs imaginent déjà que les souverainistes de l’UDC, qui n’auront peut-être plus de ministre fédéral des Finances à protéger, auront bien du mal à s’engager dans une campagne pour défendre une hausse d’impôts voulue par une entité honnie comme l’OCDE. Et les socialistes, qui alignent les victoires sur les sujets fiscaux, sauront-ils résister à la tentation d’un nouveau triomphe? S’il n’y a pas assez d’argent à redistribuer, eux non plus ne voudront pas faire campagne. «Faire échouer cette votation, c’est gratis, pas même besoin de lancer un référendum», s’inquiète un ponte de la politique fédérale.

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