A Cadenazzo, l’agrotourisme réconcilie ville et campagne
#LETEMPSAVÉLO (28)
Adrian et Olaya Feitknecht exploitent la ferme familiale Ramello, près de Bellinzone, convertie au bio depuis 2017. Spécialisés dans l’agrotourisme, ils produisent aussi depuis peu du malt pour les brasseries locales
Durant six semaines, plusieurs équipes de journalistes du Temps et d’Heidi.news se relaient pour parcourir la Suisse à vélo et raconter ses transformations. Suivez leur odyssée grâce à notre carte interactive et retrouvez leurs articles écrits au fil du chemin.
«En tant qu’agriculteur, je n’ai rien à cacher, mon exploitation est ouverte à qui le souhaite.» D’emblée, Adrian Feitknecht annonce la couleur. La trentaine élancée, bleu de travail et polaire estampillée Bio Suisse, le jeune homme gère d’une main de maître la ferme Ramello, à Cadenazzo, près de Bellinzone, qui appartient à sa famille depuis trois générations. Avec sa femme, Olaya, originaire d’Espagne, ils se sont spécialisés dans l’agrotourisme. Une pratique en forte expansion depuis le Covid-19: +12% de nuitées, +10% de revenus en moyenne au niveau suisse.
En reprenant la masseria (exploitation) de son père en 2016, Adrian Feitknecht, ingénieur agronome de formation, avait un but: embrasser le tournant biologique. Toute la production agricole de la ferme est désormais labellisée: des élevages de vaches laitières et de porcelets aux cultures céréalières – pommes de terre, blé, orge, maïs ou encore soja – utilisées non seulement pour la production de fourrage mais aussi pour la consommation. D’un bout à l’autre, le domaine familial est chargé d’histoire. L’imposante bâtisse de pierre datant de 1798 aurait été construite par les chevaliers de Malte, pour y installer un hôpital. Venue du canton de Berne, la famille Feitknecht, installée au Tessin depuis 1921, reprend la gestion de la ferme au début des années 1950.
Comme dans la plupart des exploitations, l’agrotourisme n’est pas au cœur du modèle d’affaires du jeune couple. «Cela ne représente que 5% de nos revenus annuels. Au-delà de l’aspect économique, c’est plutôt la démarche éthique qui nous intéresse», confie Adrian Feitknecht, sa petite fille Lara, âgée de 8 mois, dans les bras. La distance grandissante entre consommateurs et producteurs, le jeune homme tente au quotidien de la combler. La mission est loin d’être aisée. «En tant qu’agriculteur, on n’a pas le droit à l’erreur, estime-t-il. Quand des éleveurs font la couverture des journaux pour des affaires de maltraitance, c’est toute la profession qui est déshonorée alors que l’immense majorité des professionnels travaillent avec passion, rigueur et bonne foi.» Architecte de formation, Olaya confie avoir longtemps déprécié la figure de l’agriculteur avant de connaître Adrian et de découvrir ce «monde rural» qu’elle a fini par adorer.
Sans compter les classes d’écoliers qui leur rendent régulièrement visite pour des circuits pédagogiques et l’organisation ponctuelle de mariages, Adrian Feitknecht et sa femme accueillent des dizaines de groupes par année, ce qui représente 200 ou 300 personnes. Au programme: visite de la ferme, de l’étable à la grange, petit-déjeuner, dîner ou encore apéro avec des produits du terroir. «S’ils sont chanceux, les visiteurs peuvent même assister, de loin, à la naissance d’un porcelet ou d’un veau», sourit Olaya, tout en précisant veiller au bien-être des animaux.
Depuis cet été, le couple propose aussi une visite de la malterie qu’il vient de mettre sur pied, laquelle s’achève par une dégustation de bières locales. Tout est parti d’un constat que font, un soir, Adrian et son meilleur ami, Manuel Bolliger, sommelier diplômé. «On s’est rendu compte que sur la trentaine de microbrasseries au Tessin, toutes utilisaient de l’orge produit en Allemagne, raconte-t-il. Dans ces conditions, on ne peut pas vraiment parler de bière locale.» Les deux compères décident de se lancer.
Le résultat est encourageant. «On produit 500 kilos par semaine, soit environ 22 tonnes par année, ce qui équivaut à 100 000 litres de bière, un birin [terme tessinois désignant une bière de 3 dl] pour chaque Tessinois», plaisante Adrian, qui énumère les étapes du processus. Le mouillage, durant lequel les grains sont plongés dans l’eau plusieurs heures, la germination en cuve durant cinq jours, et enfin le séchage durant un jour. Le malt d’orge a la particularité de contenir moins de protéines et d’avoir des grains plus grands. A la fin du processus, l’amidon se transforme en sucre. Produit en petite quantité, le prix du malt bio est bien plus élevé qu’en Allemagne. «Comme pour tout, il y a un prix à payer pour la qualité.»
L’essor de l’agrotourisme, Emeline Hebert, collaboratrice à l’Observatoire valaisan du tourisme, l’observe elle aussi. «Le retour à la nature, le besoin de se rapprocher de l’essentiel, la consommation locale, les circuits courts»: ces tendances déjà bien implantées se sont accentuées durant la pandémie, détaille-t-elle. Si le potentiel de développement de l’agrotourisme reste important, Emeline Hebert prévient toutefois: les vacances à la ferme ne remplaceront pas les séjours balnéaires ou les semaines aux sports d’hiver. «Il s’agit plutôt d’une offre complémentaire pour de courts séjours tout au long de l’année.» Du côté des agriculteurs aussi, la marge de progression existe. «Beaucoup n’osent pas encore se lancer, mais grâce à la nouvelle génération plus connectée, la pratique progresse.»
Pour Andreas Allenspach, directeur d’Agritourisme Suisse, la loi sur l’aménagement du territoire reste très stricte par rapport aux voisins européens. «La surface pouvant être utilisée pour l’agrotourisme est limitée à 100 m2 par exploitation, afin que l’agriculture reste l’occupation principale (51%). Or, souvent, cette surface imposée ne suffit pas à rendre l’activité rentable. Les besoins des clients augmentent et le cadre légal ne permet pas d’y répondre», estime-t-il, plaidant pour un assouplissement.
Gérer une ferme, cela veut dire travailler soixante heures par semaine, par tous les temps. En ce matin d’octobre, la pluie tombe sans discontinuer. Si 2021 est jusqu’ici une bonne année pour l’exploitation, Adrian observe le climat changer au fil du temps. «Pour la première fois de ma vie, j’ai dû arroser mes pâturages qui étaient très secs en mars dernier, détaille-t-il. En avril dernier, les pommes de terre ont gelé.» Une succession d’épisodes d’extrême humidité ou au contraire de sécheresse qui inquiète l’agriculteur.