Les manifestants ont progressivement convergé, ce samedi, vers la Piazza della Riforma, rebaptisée pour l’occasion Piazza della Rivolta, jusqu’à être plus de 1000 selon la police, 3000 d’après les organisateurs. Une foule bigarrée de tous les âges, allant du militant alternatif – tatoué, piercé, mi-rasé, vêtu de noir – aux familles avec enfants coiffés d’une couronne Burger King en papier. Des personnalités politiques et publiques étaient aussi de la partie. Tout cela, devant la mairie de Lugano, barricadée pour l’occasion, à deux pas des boutiques de luxe de la chic Via Nassa, dans un centre-ville noir de touristes.

Le canton retenait son souffle, appréhendant cette imprévisible manifestation non autorisée après la semaine électrique qui a suivi la démolition du site autogéré Il Molino, le week-end dernier, par les autorités de Lugano. Dès le départ, les «Molinari» ont distribué des dépliants invitant à la non-violence, en italien et en allemand. Un autre circulait listant des «conseils utiles» pour les manifestants – par exemple, appeler le numéro «antirep» en cas de brutalité policière – indiquant aussi que les «journalistes n’étaient pas les bienvenus dans le cortège».

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Vers 15 heures, celui-ci s’est mis en route au pas de tortue, après quelques discours sur la liberté et l’autodétermination, vivement salués par les cris, les sifflets et les tambours. Les manifestants ont défilé en passant près des décombres du Molino.

Les autonomes de Lugano appelaient à une manifestation «bruyante et déterminée». Elle l’a été. Simultanément, on pouvait entendre des jeunes entonner Bella Ciao, Bob Marley, Songs of Freedom, We Will Rock You de Queen ou encore un air de techno. De nombreux slogans ont été scandés, à l’instar de «Nous sommes tous antifascistes». Les antifas de Zurich avaient d’ailleurs annoncé leur participation sur les réseaux sociaux, mais les barrages policiers au nord du Tessin ont dû les empêcher d’arriver à Lugano, au même titre que d’autres autonomes suisses et italiens.

«Construire, pas démolir»

Entre les drapeaux de la paix, communistes, du Che et autres, flottaient des ballons de couleur, des bulles de savon, quelques effluves de marijuana et de nombreuses banderoles: «Construire, pas démolir»; «Basta la monoculture, cultivons les alternatives»; «Attention, nous sommes dangereux, nous avons des idées et des cœurs puissants».

Les commerçants, qui craignaient d’éventuels débordements, sont malgré tout restés ouverts pour la grande majorité d’entre eux. Plusieurs agents de sécurité privés étaient postés devant des vitrines. Admettant son inquiétude, un restaurateur faisait valoir que personne ne pouvait prédire l’issue de la journée. «Là, c’est sympa. Ce que je redoute, c’est la soirée; ces temps, même sans manif, les esprits s’échauffent facilement.»

«Il ne suffirait que d’une étincelle»

Un habitant du centre de Lugano, sorti pour participer à la manifestation, confie qu’il n’est pas autonome. «Mais la façon de faire de la mairie, démolir leur site, n’est pas acceptable. Les jeunes souffrent – je le vois, j’en ai trois – ils n’ont pas d’endroit où se retrouver, la ville ne sert que les intérêts des riches.» Une retraitée en tailleur élégant souligne que «ça fait vingt ans que le problème traîne. Ils ne paient pas l’eau, ni l’électricité, mais ils font de belles choses; des concerts, ils accueillent des migrants… S’ils sont intelligents, aujourd’hui, ils vont éviter les provocations. Il ne suffirait que d’une étincelle pour que tout explose.»

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Des individus vêtus de noir et cagoulés étaient postés à la tête et à la queue du cortège, certains munis de bonbonnes de peinture. Jusqu’en soirée, l’ambiance est restée très festive, sans heurts. Des graffitis (une cinquantaine selon la police) et une vitre cassée ont néanmoins été déplorés, y compris par beaucoup de manifestants. Malgré un important dispositif de sécurité – des renforts ont été appelés de Suisse romande – la police est restée très discrète.

Crise institutionnelle

En soirée, l’UDC tessinoise a «fermement condamné le vandalisme», dénonçant la «collusion de la gauche», tout comme l’a fait dimanche le journal Il Mattino de la Lega. Quant au dominical Il Caffè, il avance que, selon ses investigations, samedi 29 mai, seule la destruction d’une partie du toit, suggérée par la police cantonale, et non celle de toute l’aile occupée par les «Molinari», aurait été avalisée par l’exécutif luganais.

Bref, la crise institutionnelle ne désenfle pas. Une enquête pénale ouverte mardi par le Ministère public tessinois devrait déterminer si le Molino a été démoli dans le respect ou non de la loi. Selon ses conclusions, des têtes pourraient tomber.