Géographies solitaires (3/8)
La famille Cereghetti vit de l’agrotourisme dans le sud du Tessin au lieu-dit Dosso dell’Ora, «la colline de la brise». A 1100 mètres d’altitude, elle accueille les visiteurs sur le sommet du Monte Generoso

Chaque semaine de l’été, «Le Temps» part hors des sentiers battus, à la rencontre de personnages très isolés dans leur microcosme idéal.
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On accède à la demeure des Cereghetti à pied, après 1h40 de marche depuis le terminus du petit train touristique à crémaillère au sommet du Monte Generoso. «Ou l’on y vient en voiture, c’est l’autre solution», explique Luca Cereghetti, 26 ans, qui vient de rejoindre ses parents pour l’été dans la commune de Castel San Pietro, dans le sud du Tessin.
Sa licence d’histoire de l’Université de Fribourg en poche, il retrouve son père Franco, 55 ans, sa mère Marina, 50 ans, ainsi que son frère cadet Samuele, 24 ans, technicien agraire qui s’occupe du domaine. «De Mendrisio, la route grimpe en lacets sur 12,5 kilomètres, il faut environ 25 minutes pour le trajet.» Par endroits, la chaussée est si étroite que deux véhicules ne peuvent se croiser. «Aucun transport public, à part le train à crémaillère, principalement destiné aux touristes, n’assure la liaison jusqu’ici et sans voiture nous ne pourrions pas exploiter la ferme, l’agrotourisme et y vivre à l’année!»
Idyllique mais isolé
On dit parfois de certains lieux qu’il faut y être né pour y vivre. On pourrait le penser pour le Dosso dell’Ora. Entendons-nous bien, l’endroit est idyllique, encastré dans un panorama de rêve entre le massif du Monte Generoso et son Fiore di Pietra («fleur de pierre»), le restaurant futuriste en forme de pétales semi-ouverts dessiné par l’architecte Mario Botta, et la vallée de Muggio, désignée paysage suisse de l’année 2014. Mais les complications naissent des difficultés d’accès, en hiver surtout, même si «le déblayage de la neige est assuré jusque chez nous», précise Luca Cereghetti, qui ajoute que les derniers hivers n’ont pas été rigoureux. Des problèmes de connexion à internet aussi, ou encore le sentiment d’être, en quelque sorte, éloigné de tout.
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De la terrasse du domaine, un ancien alpage restructuré avec goût par Franco Cereghetti, la vue à 360 degrés plonge sur le Mendrisiotto et la Lombardie jusqu’à Varèse et, par temps clair, jusqu’à Turin et aux Alpes piémontaises. Un spectacle qui ne manque pas d’impressionner les visiteurs qui y font halte pour goûter l’exquise cuisine locale, à base de produits de la ferme familiale, de maman Marina, qui accueille chaleureusement ses hôtes.
«Le rêve de ma vie»
Mais comment la famille Cereghetti, qui vivait à Novazzano, près de Mendrisio, est-elle «montée» sur l’alpe? C’est papa Franco qui nous raconte «le rêve de [sa] vie»: «Je suis le cadet de quatre enfants, j’ai grandi un peu plus bas, dans le hameau de Muggiasca, aujourd’hui abandonné, où mes parents étaient paysans et où nous avons encore la vieille maison de famille. J’aurais voulu me former à l’école d’agriculture, mais cela n’a pas été possible. J’ai donc fini par entrer aux CFF, comme beaucoup de jeunes de la région. Avec Marina et nos deux fils, nous vivions à Ligornetto mais, après dix-huit ans de travail comme technicien de manœuvre sur les voies, je rêvais d’autre chose, je voulais créer une activité qui réponde à mes besoins de contact avec la nature.»
L’occasion se présente en 2002 lorsque la Bourgeoisie de la commune de Castello, propriétaire de l’alpage Dosso dell’Ora, décide de le vendre aux enchères. «Mon rêve aurait été de l’acheter, d’autant plus qu’il avait été exploité par mon père, j’y avais grandi, mes enfants y passaient leurs étés», soupire Franco qui, entre-temps avait quitté son emploi et retiré son deuxième pilier de sa caisse de pension. «Mais l’alpage est finalement allé à un privé de la région. Je lui ai proposé de l’exploiter en droit de superficie permanent et il a accepté.»
Fromages à la carte
C’est le début d’une aventure qui finira par amener toute la famille au Dosso dell’Ora, malgré les réticences initiales de Marina. Il a fallu près de trois ans, beaucoup de travail et d’investissement pour transformer le vieil alpage qui ne payait pas de mine en un superbe site d’agrotourisme flanqué d’une petite fromagerie avec, à l’étage, l’appartement familial.
Le domaine a ouvert ses portes le 15 juillet 2005, précise Marina, qui a fini par s’habituer à la vie sur les hauteurs. «Je descends en plaine environ deux fois par semaine», raconte-t-elle. Pour quelques achats, boire un café avec ses amies ou rendre visite à ses parents. «Ici, je me sens bien, même si c’est vrai qu’on est loin de tout. Si nous avions besoin d’une ambulance, elle mettrait une demi-heure pour monter de Mendrisio!» Le facteur non plus n’arrive pas jusqu’au Dosso dell’Ora.
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Les Cereghetti fonctionnent comme une mécanique bien rodée. Franco, qui a suivi une formation ad hoc, fabrique les fromages vendus aux privés et servis aux clients de la ferme. Il aide aussi Samuele à gérer le domaine agricole de Muggiasca. Marina s’occupe de la cuisine, de toute l’intendance et de l’administration et Luca, qui durant ses études ne «montait» à l’alpage que durant les vacances, assure le service et est responsable du site internet et des réseaux sociaux.
Le père de famille en est certain, il était «destiné» à vivre là. «Je ne regrette pas mon choix, car il m’a aussi permis de faire étudier mes deux fils, c’est vrai que l’isolement peut parfois peser et le travail est dur, mais l’agriculture reste le plus beau métier du monde.» Lorsque Franco et Marina jetteront l’éponge, ils pourront compter sur Samuele pour reprendre le flambeau. Quant à Luca, son avenir professionnel est encore incertain: «Je ne sais pas si je vais faire mon doctorat ou chercher un poste dans l’enseignement, même si je suis bien décidé à aider mon frère dans la gestion de l’entreprise familiale.»