Et toi, que fais-tu pour changer le monde?
Initiatives
Voici sept projets en faveur d’une meilleure représentation des femmes dans la société suisse. Ceci pour montrer qu’à son niveau chacun peut œuvrer à un monde plus égalitaire

A l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, «Le Temps» propose un cycle d’articles pendant trois jours.
C’est un week-end de fête que celui du 8 mars. Et cette Journée du droit des femmes a sans doute une couleur particulière cette année en Suisse. Grève du 14 juin, parole libérée, manifestations, élections fédérales: la société, en Suisse comme ailleurs, bouge, enfin débordée par les revendications et les colères des femmes. Mais si un élan est donné, l’égalité entre les sexes ne progresse encore que trop lentement.
Certaines et certains n’attendent cependant pas, et, sans céder, mènent à leur niveau, sur leur terrain des batailles fortes, souvent importantes. Elles sont ministre ou conteuse, musicologue, médecin, il est éducateur de la petite enfance. Le Temps a voulu vous présenter ainsi sept projets rares et enthousiasmants, car oui, à leur façon, ils changent déjà le monde.
Musique. Et les compositrices?
Irène Minder-Jeanneret est musicologue. Elle est surtout une lobbyiste de la parité dans le monde de la musique classique. «Durant toute ma formation, jusqu’à l’âge adulte, le monde musical m’a systématiquement empêchée de prendre connaissance des œuvres écrites par des compositrices. Aujourd’hui encore, la musique écrite par des femmes est très fortement sous-représentée sur les scènes classiques, déplore-t-elle. Cette situation vaut aussi pour les cheffes d’orchestre: plus il y a d’argent et de prestige en jeu, moins il y a de femmes.»
Pourtant, elles existent. Pour la bibliothèque de la Haute Ecole des arts de Berne, Irène Minder-Jeanneret a constitué un fonds de 6000 partitions de musique. Il s’agissait à la fois de montrer que les femmes ont toujours composé, et de rendre ce travail visible et accessible pour les interprètes. Depuis, elle contacte les orchestres et autres formations musicales de Suisse pour leur proposer ces pièces méconnues. «Les œuvres symphoniques de la Croate Dora Pejačević (1885-1923) sont puissantes et témoignent de son esprit pionnier; elles sont impossibles à placer dans nos concerts. J’ai réussi à faire jouer du Louise Farrenc (1804-1875), une magnifique compositrice française du début du XIXe siècle, à Berne.» Irène Minder-Jeanneret a également cofondé deux associations pour promouvoir les œuvres de deux compositrices suisses, la Genevoise Caroline Boissier-Butini (1786-1836) et Caroline Charrière (1960-2018). «Si on ne le fait pas, leur musique tombe dans l’oubli», regrette-t-elle.
Elle s’engage en faveur de la musique de compositrices et de celle de compositeurs méconnus – à savoir la majorité des compositeurs suisses – pour que les trésors musicaux délaissés reviennent sur le devant des scènes. Pour cela, le travail à faire est immense: rechercher, identifier, publier. «Puis convaincre les interprètes de prendre le risque de jouer des œuvres méconnues.» Elle ajoute: «Quant au public, il est beaucoup plus curieux et réceptif qu’on ne le dit.»
Soins. Le diagnostic de genre
Les stéréotypes de genre peuvent conduire à une issue mortelle pour les patientes. Au CHUV, la médecin Carole Clair en est consciente et dédie sa carrière entre autres à cette thématique.
«Si l’on prend le cas des maladies cardiovasculaires, la mortalité après un infarctus est plus élevée chez les femmes. Cela peut être expliqué par le fait qu’avant, les maladies cardiovasculaires survenaient davantage chez les hommes, car c’étaient surtout eux qui fumaient. La situation a changé, mais la prise en charge ne s’est pas adaptée. Conséquence: nous remarquons une tendance à passer à côté d’un problème cardiovasculaire chez les femmes. Plusieurs diagnostics pourront être évoqués, comme les crises d’angoisse, avant que le bon ne soit correctement posé.» La douleur est un autre exemple. Pour une même manifestation de celle-ci, un homme est davantage pris au sérieux qu’une femme. «Il sera traité avec des opiacés, alors qu’on privilégiera les anxiolytiques pour elle.» La thématique touche tous les services, la recherche également, laquelle part souvent d’un standard masculin qui induit une médecine aveugle aux différences. «Les symptômes dits «typiques» ont été décrits sur la base de ceux présentés par les hommes. Pour l’infarctus, il s’agit d’une douleur dans la poitrine qui irradie dans la mâchoire et dans les bras. Chez les femmes, on observe souvent des présentations plus diffuses: une gêne dans la poitrine, sans franche douleur, avec des sensations de nausée.»
Carole Clair et son équipe créent en 2019 une unité «médecine et genre», et obtiennent un financement du Fonds national suisse. C’est l’une des premières unités de ce type dans le pays, et, depuis, elles réseautent avec les autres universités.
Au programme de première année de bachelor à Lausanne figure un cours d’introduction au genre, suivi en master de cours d’approfondissement et de séminaires facultatifs. En parallèle, Carole Clair entre en contact avec les responsables de l’enseignement pour les encourager à intégrer la dimension du genre dans leurs cours et sensibilise les différents services du CHUV.
Sport. Par le rugby, casser l’image classique de la femme
Très prisé en France et en Angleterre, le rugby féminin est difficile à trouver en Suisse. Christa Herrmann en fait son affaire. Cette ancienne joueuse internationale agit au sein du comité des femmes à Rugby Europe. Pas à pas, elle monte l’ossature de la branche féminine du sport au ballon ovale en Suisse. Elle fonde en 2015, avec trois amies, une équipe à Lausanne, et compte aujourd’hui dans le pays six équipes de première ligue et quatre équipes de seconde ligue.
«La particularité du rugby? C’est un sport qui requiert 15 différentes physiologies. Entre la fille qui fait barrage et la sprinteuse, il existe toute une gamme de joueuses différentes. Il n’existe pas une image unique de «la femme» dans cette discipline.» Un sport ouvert à toutes et à tous, selon Christa Herrmann, qui permet de casser l’image classique de la femme: sois belle, mince et gentille. «Le rugby est un outil génial d’empowerment: il donne confiance en soi, permet de travailler ensemble sur un objectif, il développe un formidable état d’esprit. Des qualités qui sont directement applicables à d’autres domaines de la vie. Il gomme d’éventuels complexes en permettant à toutes et tous d’être soi-même.»
Pour faire connaître ce sport, des campagnes de recrutement ont lieu, des sessions d’initation sont offertes dans différentes villes à l’occasion des Swiss Rugby Ladies' Days. Aujourd’hui, Christa Herrmann rêve encore de plus d’équipes, plus de temps de jeu, plus de formation d’entraîneurs, plus de championnats. «Les gens commencent à connaître ce sport, même s’ils ne trouvent toujours pas tout à fait normal que les femmes y jouent. J’ai cette phrase en tête, qui freine trop les filles à réaliser leurs rêves: «You cannot be what you cannot see» (tu ne peux pas être ce que tu ne vois pas). Plus on aura de modèles de femmes différents, jouant au rugby par exemple, plus les femmes seront libres.»
Pouvoir. La parité au sommet
En 2020, la majorité des grandes entreprises tiennent des discours sur leur représentation féminine. Les jeunes femmes sont largement représentées dans les études supérieures, et pourtant, au sommet, les chiffres ne bougent pas. Les conseils d’administration suisses comptent 17% de femmes en leurs rangs, les directions générales 7%.
Ministre des Finances et des Ressources humaines du canton de Genève, Nathalie Fontanet a décidé d’employer les grands moyens pour changer cela. «Je me suis rendu compte que sans obligation, sans quota, l’accession des femmes à ces sphères de pouvoir ne se ferait pas. J’ai déposé un projet de loi qui impose une quasi-parité dans les commissions officielles et les conseils d’administration ou de fondations des régies publiques qui se trouvent sous la compétence du Conseil d’Etat. Je ne fais pas cela contre les hommes, il ne s’agit pas de les exclure de la vie publique, mais je souhaite une représentation plus équilibrée.» Venant d’une libérale-radicale, la mesure peut surprendre. «En tant que conseillère d’Etat, je peux, et parfois même je dois, m’éloigner des prises de position de mon parti, et j’ai promis à mes électeurs de faire avancer l’égalité.» La ministre répète inlassablement à ses détracteurs qu’il n’y a pas d’opposition entre quota et compétences, et que les femmes appelées à siéger dans les conseils d’administration seront choisies pour leurs talents.
Le projet de loi connaît des difficultés à être accepté par le Grand Conseil: la commission législative bute sur des problèmes de mise en œuvre. La solution, proposée par Nathalie Fontanet, était de demander aux entités représentées dans les commissions officielles et les conseils d’administration de systématiquement proposer une candidature féminine et une candidature masculine; il revenait ensuite au Conseil d’Etat de composer les commissions et les conseils de la façon la plus paritaire possible. Toutefois, le Grand Conseil ne souhaite pas se départir de cette compétence. Un compromis est en passe d’être trouvé.
Contes. Les femmes dans l’imaginaire collectif
C’est l’une des plus vieilles traditions de notre monde que perpétue à merveille Barbara Sauser, conteuse lausannoise. Par ses mots vivent les histoires qui racontent beaucoup du rôle de la femme, hier et dans notre imaginaire collectif. «Les femmes traversent aujourd’hui une période où on leur répète qu’elles doivent être comme des hommes. Dans les contes pourtant, elles ont des spécificités, les hommes en ont d’autres. Le héros masculin est dans l’action, mais n’a pas de magie. La capacité de donner la vie est mise en avant dans les contes comme un véritable don que les femmes doivent choyer. Elles sont en relation avec l’eau et le feu, elles ont un pouvoir sur le destin et peuvent changer la vie d’un homme. Beaucoup d’histoires reflètent une période où elles n’ont pas le droit au chapitre, dominées par une société patriarcale. Mais elles rusent et trouvent des chemins de traverse pour arriver à leurs fins.»
La forêt, extrêmement présente dans les contes, est un bon exemple. L’homme la traverse, la combat alors que la femme vient s’y réfugier et s’y installe. Elle y trouve une période de latence hors du patriarcat, d’hermaphrodisme où elle n’a besoin ni de plaire ni d’obéir. Elle repère de quoi s’alimenter, devient amie avec les animaux, y développe une sauvagerie qu’elle conserva enfouie en elle toute sa vie.
Pour Barbara Sauser, ceux qui voient dans le conte une héroïne passive, qui attend son prince, ne l’ont pas compris. Le conte est un matériel de développement, où l’on est tous les personnages, y compris le méchant. La femme représente l’aspect féminin en nous – l’âme – et l’homme l’aspect masculin – l’esprit. Le but du conteur est qu’ils s’équilibrent et trouvent la plénitude.
Le conte n’est pas une thérapie, dit-elle, il n’a pas pour but d’aider les femmes. Mais il doit être vécu comme une expérience. Il fonctionne par analogie et l’on devrait pouvoir le répéter jusqu’à ce qu’un déclic se fasse.
Education. Les garçons, ça pleure aussi
Qu’importe les efforts que font les parents à la maison, l’école et son environnement créent des stéréotypes genrés de petit garçon et de petite fille. Nicolas Gagliarde en a fait l’expérience et a décidé qu’il serait un prof différent, ou, en tout cas, spécialement attentif à ces questions. Il s’est formé en sociologie de l’éducation avant d’être enseignant à l’école enfantine (1P et 2P).
«En observant les enseignants, je me suis rendu compte que leur ton, leur débit et leur gestuelle changeaient selon qu’ils s’adressaient à un ou une élève. Un cas m’a particulièrement frappé. Une petite fille de 4 ans pleurait parce qu’elle ne voulait pas se séparer de sa maman. L’enseignante s’est agenouillée à sa hauteur, lui a caressé le dos, lui a parlé d’une voix douce en validant le fait qu’elle soit triste et qu’elle pleure. Un petit garçon, dans la même situation, s’est vu traiter d’une manière complètement différente. L’enseignante est restée debout, s’est adressée à lui avec un débit rapide, en lui rappelant qu’il était grand puisqu’il allait désormais à l’école.»
Dans sa classe de Montoie à Lausanne, Nicolas Gagliarde met en place trois axes éducatifs à visée égalitaire. Il analyse et modifie la façon dont il s’adresse aux enfants pour que tous soient traités de la même façon. Avec la volonté d’endurcir un petit peu plus les filles et d’envelopper davantage les garçons de douceur, par rapport à ce qui se fait traditionnellement. Dans les mots qu’il utilise, l’enseignant cherche à se départir du langage genré: «Venez toutes et tous autour du tapis», préfère-t-il dire. «Je veux faire fi de ces préceptes grammaticaux qui véhiculent des inégalités, pour que chacun se sente inclus.»
Il cherche à mobiliser les pères et à les impliquer dans leur rapport à l’école plus que ce qu’ils ne font naturellement. Il renverse enfin les habitudes stéréotypées dans les jeux avec les enfants. Il joue avec les poupées et invite les garçons à se glisser dans des rôles de soignant. Durant la Coupe du monde féminine de football, la classe a chaque jour rempli l’album Panini avec les vignettes de stars footballeuses.
Orientation. Elargir ses horizons grâce aux rôles modèles
Cela fait deux ans qu’Andrea Delannoy passe dans les classes primaires genevoises et vaudoises avec son association Mod-Elle afin de lutter contre les stéréotypes de genre qui influencent le choix de carrière des enfants. Entourée d’une centaine de bénévoles de tous métiers confondus, elle cherche à nourrir la curiosité des jeunes et à leur faire découvrir les multiples possibilités professionnelles qui s’offrent à eux.
L’atelier se fait sous forme ludique pour les plus petits et sous forme de séance d’information pour les plus grands. «Mon but n’est pas d’envoyer toutes les filles à l’EPFL, mais que les enfants puissent choisir leur voie dans un panel qui ne se limite pas aux dix métiers qu’ils ont autour d’eux. Pour se développer, les jeunes s’inspirent de ce qu’ils voient dans leur quotidien, mais il est difficile de s’identifier à un futur dont vous ignorez l’existence ou que vous croyez inatteignable pour vous.» Pour l’instant, Andrea Delannoy n’a travaillé qu’avec des rôles modèles féminins, mais elle souhaite désormais élargir sa base de bénévoles aux hommes. «La rencontre la plus spectaculaire reste celle de la pompière volontaire: les enfants étaient subjugués. Je viens toujours en classe avec quelques femmes aux carrières très différentes: une apprentie en télécommunication, une ingénieure ou une pilote et une avocate, par exemple.»
Andrea Delannoy travaillait dans une boîte de placement avant de lancer Mod-Elle, elle se disait choquée de la ségrégation femmes-hommes au sein des corps professionnels. Cette Roumaine d’origine trouvait d’ailleurs que la situation était bien plus marquée en Suisse qu’en Roumanie. Aujourd’hui, elle est soutenue par le Département de l’instruction publique, à Genève, et le Département de la formation, de la jeunesse et de la culture du canton de Vaud.