Cette opération, menée par la CIA américaine et d'autres services occidentaux, visait à endiguer la prolifération vers des Etats comme la Corée du Nord - qui vient de réaliser un essai nucléaire -, l'Iran ou la Libye. Depuis 2004, des enquêtes judiciaires ont été ouvertes dans plusieurs pays: outre les frères Tinner et leur père, Friedrich, elles visent un Allemand qui résidait près de Saint-Gall et un ingénieur suisse basé en Afrique du Sud. Tous sont soupçonnés d'avoir voulu fournir à la Libye des composants servant à la fabrication d'une arme nucléaire.
Mais la famille Tinner a peut-être joué un rôle plus positif dans cette affaire. Dans son édition du 30 octobre, l'hebdomadaire américain Newsweek affirme qu'Urs Tinner a travaillé comme «informateur de la CIA» dès les années 1990, avant d'infiltrer le réseau Khan. La proximité de Newsweek avec les milieux américains du renseignement donne une crédibilité nouvelle à cette information, déjà relayée l'an dernier par des médias allemands et alémaniques.
Il y a mieux: selon une source américaine, les Etats-Unis et la Suisse auraient noué des contacts «au plus haut niveau» pour permettre aux Tinner de ne pas croupir trop longtemps dans les geôles helvétiques. Côté suisse, le dossier serait géré directement par le ministre de la Justice, Christoph Blocher.
Des questions informelles pour un cas délicat
Le 12 juillet, ce dernier s'est rendu à Washington pour y signer un accord antiterroriste. Le cas Tinner a-t-il été abordé à cette occasion? Difficile à dire, car comme le note un fonctionnaire suisse, «Christoph Blocher a l'habitude de tenir ses cartes très près de la poitrine». Le porte-parole du conseiller fédéral, Livio Zanolari, se montre prudent: lui-même n'était pas à Washington et ignore si des questions ne figurant pas à l'ordre du jour officiel ont été discutées. Mais selon un diplomate américain, il est fréquent que de nombreux sujets soient évoqués informellement lors de tels voyages.
Le Temps a interrogé l'un des avocats de la famille Tinner, Roman Boegli, sur les liens supposés de ses clients avec la CIA. «Quand nous serons prêts à donner des informations sur ce point, explique-t-il, nous vous contacterons.»
Le cas Tinner pose des problèmes délicats aux autorités suisses. Quelles que soient leurs relations avec les services américains, il paraît impossible d'abandonner purement et simplement les poursuites contre Urs, son frère Marco et leur père Friedrich, qui sont accusés de violation de la loi fédérale sur l'exportation de matériel de guerre.
Les autorités suisses se refusent à tout commentaire
D'autre part, que savait Berne des contacts de la famille saint-galloise avec la CIA, qui pourraient s'apparenter à de l'espionnage? Selon la source américaine citée plus haut, les autorités suisses ont bien eu vent de quelque chose: «Urs von Daeniken [ndlr: vice-directeur de l'Office fédéral de la police (fedpol)] a appelé Washington pour dire que la Suisse savait ce que faisait la CIA.» L'Office en question a refusé de commenter cette information.
Les Tinner n'ont pas toujours été des clients faciles pour la justice helvétique. Des arrêts rendus en 2005 par le Tribunal pénal fédéral montrent que Friedrich, le père, a refusé d'aider les enquêteurs à décrypter le contenu de son ordinateur personnel. Il aurait aussi tenté de faire parvenir une lettre cachée dans une boîte de couleurs à l'un de ses fils emprisonnés.
Leur mère, elle, s'interroge: si Urs et Marco travaillaient pour la CIA, pourquoi doivent-ils rester en prison? «C'est bien la question que je me pose», confie-t-elle en soupirant.