Economie
Favorable à la réforme des retraites, à l’initiative RASA, à un marché du travail ouvert mais encadré, la Fédération des entreprises romandes (FER) se distingue dans l’actualité politico-économique. Son directeur général, Blaise Matthey, s’explique

Le Temps: Vous êtes le patron des patrons genevois, mais vous passez pour un doux gauchiste aux yeux des associations faîtières zurichoises de l’économie. Comment l’expliquez-vous?
Blaise Matthey: La FER est issue d’une tradition de dialogue social très forte. Lors de la crise des années 30, elle s’est voulue une réponse du patronat et des syndicats chrétiens afin de sortir de l’affrontement permanent. La FER s’est toujours souciée des problèmes des petits indépendants comme des grandes entreprises. C’est ce qui nous distingue d’autres organisations économiques.
- Mais vous assumez cette étiquette?
- Feu Jean Vincent, un député communiste genevois, nous a un jour qualifiés de «gauchistes du patronat». Je suis très honoré que la FER soit traitée ainsi aussi bien par un communiste que par certains membres d’associations patronales alémaniques. Le fait que nous soyons capables de tabler sur le dialogue social a toujours dérangé les tenants de l’absolutisme.
- Vous êtes pourtant membre du comité d’economiesuisse. Avez-vous parfois l’impression d’y être un peu un paria?
- Non, pas du tout! La FER entretient de bonnes relations avec economiesuisse comme avec l’Union patronale suisse (UPS), même si nous avons eu des divergences. A la FER, nous avons ainsi soutenu la première version de l’assurance maternité.
CHAPITRE 1: LE MARCHE DU TRAVAIL
Parler du dialogue social sans le pratiquer n’a pas beaucoup de sens, ce dont les théoriciens des grandes faîtières ne sont pas toujours conscients
- Avec les syndicats, vous avez créé une inspection paritaire des entreprises (IPE) pour prévenir les abus sur le marché du travail. Quel constat tirez-vous après un an?
- Nous nous trouvons dans une région transfrontalière. Nous nous sommes toujours préoccupés des problèmes d’un marché du travail qu’il fallait encadrer tout en le gardant ouvert. Nous avons donc élargi le dispositif existant par cette IPE reposant sur trois piliers (l’Etat, le patronat et les syndicats) ce qui nous permet d’éviter les dérives.
Cela correspond aux attentes de la population, dont je n’ai pas le sentiment qu’elle soit opposée à Genève aux accords bilatéraux ou à la libre circulation des personnes (LCP). Elle veut simplement que les règles du jeu soient respectées, sinon le marché est faussé.
- Les employeurs y étaient-ils réticents?
- Non, car c’est aussi un message qui vient du patronat lui-même. L’IPE nous a rassurés: le marché fonctionne. Elle est aussi une démarche de dialogue social, un dialogue qui n’est pas toujours facile. Mais parler du dialogue social sans le pratiquer n’a pas beaucoup de sens, ce dont les théoriciens des grandes faîtières ne sont pas toujours conscients.
- Les conditions sur le marché du travail se sont-elles durcies?
- Oui, le marché s’est durci et est devenu plus compétitif. D’un côté, il ne faut jamais oublier les conditions de rémunération très élevées que nous avons en Suisse en comparaison internationale. Cela crée des attentes chez les jeunes qui sont parfois exagérées. Mais à l’inverse, certaines entreprises ont tendance à vouloir engager des jeunes pour des stages à perpétuité. C’est une dérive du marché du travail que nous combattons aussi.
- Avec le système de la «préférence aux chômeurs indigènes», les employeurs suisses devront justement embaucher plus local. Qu’en attendez-vous?
- C’est un système qui traduit ce que nous aurions dû faire depuis toujours. Nous avons toujours préconisé d’avoir d’abord recours à la main-d’œuvre locale si celle-ci en a les compétences. Notre ligne n’a jamais changé sur ce point.
- Cette politique a-t-elle été celle de toutes les entreprises?
- Il serait malhonnête de prétendre que cela a toujours été le cas. Mais beaucoup d’entre elles ont joué le jeu.
- Dans la pratique, ce système ne sera-t-il pas très compliqué à mettre en place?
- Cela va déboucher sur un triple effort. Celui des entreprises devant examiner le dossier de chômeurs et les recevoir, celui des offices régionaux de placement (ORP) appelés à travailler vite et enfin celui des demandeurs d’emploi dont on verra s’ils sont flexibles ou non.
- Pensez-vous que les entreprises assument toujours leurs responsabilités sociales envers les travailleurs de plus de 50 ans?
- C’est un débat qui dure depuis longtemps. Cette fameuse limite des 50 ans a été fixée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dans les années 1930. Certains l’abaissent encore à 45 ans. Cette dérive est absurde. A la FER, nous nous battons depuis vingt ans pour que cette barrière mentale des 50 ans disparaisse.
J’ai moi-même engagé des gens de plus de 60 ans avec beaucoup de bonheur. Refuser d’embaucher ces travailleurs en pleine possession de leurs moyens est un acte irresponsable envers la collectivité dans son ensemble.
- Vous n’avez pas répondu à la question!
- Globalement, oui, les entreprises assument leur responsabilité sociale: elles emploient en Suisse plus de 72% des travailleurs dits âgés. C’est un des taux les plus élevés des pays de l’OCDE. Mais je connais aussi des employeurs qui ont délibérément remplacé des seniors par des forces plus jeunes et moins expérimentées. Elles l’ont souvent regretté, car cela coûte cher de former des gens.
- Ne faut-il pas briser le tabou des salaires dont la courbe a jusqu’ici toujours augmenté avec l’âge?
- Tout à fait. La situation est déjà en train de changer. Le marché du travail commence à parler de «maturité salariale» en tentant de la définir de manière scientifique en fonction des compétences et des prestations. De cette manière, nous pourrons peut-être résoudre le problème de cette barrière des 50 ans qui coûte si cher à la société.
Deux éléments sont déterminants: d’une part, un bon dialogue entre l’entreprise et son collaborateur et d’autre part, une politique des ressources humaines crédible. Sinon, on tombe dans l’arbitraire, ce qu’il faut éviter.
CHAPITRE 2: LA SUISSE ET L’EUROPE
Arrêtons de tomber dans le piège de croire qu’on peut résilier la libre circulation sans mettre en danger tout l’édifice des accords bilatéraux
- L’UDC et l’Action pour une Suisse indépendante et neutre envisagent de lancer une initiative pour résilier l’accord sur la libre circulation des personnes (LCP) avec l’UE. Comment allez-vous rassurer la population?
- Jusqu’à présent, l’UE n’a pas remis en question fondamentalement le principe de la LCP. Seul un pays a choisi de tout quitter: la Grande-Bretagne, qui est déjà en train de voir les problèmes que cela pose. Imaginons que la Suisse fasse la même chose.
Voulons-nous vraiment vider les hôpitaux de leur personnel européen qui en assure le bon fonctionnement? C’est avec de tels exemples concrets que je veux convaincre la population.
- Pensez-vous que la LCP soit encore majoritaire dans la population?
- Les accords bilatéraux sont majoritaires. J’ose espérer que la libre circulation le soit aussi. De toute façon, tout est lié. Arrêtons de tomber dans le piège de croire qu’on peut résilier la libre circulation sans mettre en danger tout l’édifice des accords bilatéraux.
Voulons-nous par exemple casser l’accord sur la suppression des entraves au commerce, alors qu’il facilite tant la vie de nos entreprises? Quand on parle de bureaucratie européenne, on raconte souvent n’importe quoi.
- La méfiance grandissante envers la LCP n’est-elle pas due à la promesse des autorités qu’elle ne provoquerait pas une immigration supérieure à 10’000 personnes, ce qui s’est révélé un mensonge politique?
- Je ne pense pas qu’il y ait eu de mensonge, même s’il est indéniable que la Suisse a été dépassée par l’ampleur du flux migratoire. Lorsque l’UDC, un parti gouvernemental, parle de «mensonge», elle fait preuve d’une schizophrénie qui m’inquiète beaucoup.
Vous ne pouvez pas faire partie d’un gouvernement qui défend les valeurs de ce pays tout en les détruisant par votre attitude et votre comportement. Si tout le monde fait cela, la Suisse éclatera!
- L’immigration européenne est aujourd’hui en sensible baisse. Cela vous rassure ou vous préoccupe?
- On peut voir cela comme un signe de ralentissement économique et s’en inquiéter. D’un autre côté, l’économie européenne repart ce qui est positif. L’Europe va garder les travailleurs chez elle et cela nous demandera peut-être d’être encore plus performants pour pouvoir satisfaire la demande.
La grande question est la suivante: est-ce que cela nous conduira vers une accélération de l’automatisation, phénomène que l’on a déjà connu avec la crise du franc fort? Ce serait tout de même assez paradoxal de devoir automatiser pour garder notre capacité commerciale cette fois-ci pour des raisons démographiques.
- En parallèle, les contingents pour les spécialistes des pays tiers sont déjà quasiment épuisés cette année. Attendez-vous du Conseil fédéral qu’il les augmente?
- Oui, ces contingents sont largement insuffisants depuis des années pour des cantons comme Zurich ou Genève, tandis que d’autres en ont trop. Les dernières décisions du Conseil fédéral en la matière interrogent sur la cohérence de notre politique migratoire. On nous dit qu’on peut réduire ces contingents parce que le marché européen va nous fournir ces spécialistes.
Mais nous engageons précisément des personnes des états tiers à des conditions strictes parce qu’on ne trouve pas ces profils en Europe. Prenez l’exemple de l’ingénieur japonais qui vient travailler dans une société japonaise chez nous et doit s’assurer de la bonne homologation d’un produit. Allez trouver un ingénieur danois qui parlerait couramment japonais… La réponse du politique à l’immigration des états tiers est donc populiste.
A titre personnel, je voterai clairement en faveur de RASA. Le vote du 9 février ne me convient toujours pas
- Vous êtes parmi les derniers à soutenir l’initiative RASA, qui embarrasse pourtant beaucoup le monde politique aujourd’hui…
- Cette initiative embarrasse maintenant mais elle a été l’aiguillon qui a permis l’adoption d’une nouvelle loi sur les étrangers compatible avec nos obligations internationales actuelles. Je pense que RASA a largement rempli son rôle. Je concède volontiers qu’il est possible que RASA échoue. Je ne suis pas naïf. Il faudra accepter le verdict et ne pas en tirer des conclusions trop larges.
- Mais êtes-vous prêts à faire campagne en faveur de RASA?
- Non, je ne pense pas que la FER fera campagne. Mais nous n’allons pas renier ce que nous avons soutenu. A titre personnel, je voterai clairement en faveur de RASA. Le vote du 9 février ne me convient toujours pas. De là à faire campagne, je pense qu’il y a une grande différence due au texte adopté par les Chambres fédérales qui nous convient et que nous soutenons.
Je pense d’ailleurs que la solution issue du Parlement fédéral est celle qui est plébiscitée par la population, à savoir une redéfinition de la politique migratoire sans casser la relation avec l’Union européenne.
- A-t-on besoin de dynamiser aujourd’hui la relation avec l’UE au moyen d’un accord-cadre institutionnel?
- Le besoin est évident. Certaines branches – le secteur financier notamment – demandent cet accord depuis plusieurs années déjà…
- Le secteur financier ou plutôt la place financière genevoise?
- Maintenant que les banques se sont mises en conformité avec les standards internationaux, la logique voudrait qu’elles puissent exercer depuis la Suisse des activités qu’elles pratiquent aujourd’hui avec des filiales dans chaque pays européen. Et nous ne pouvons pas non plus laisser les autres accords figés. Pour avoir une évolution dynamique de notre relation, l’UE fixe une condition: définir un nouveau cadre institutionnel.
- C’est là qu’interviennent les fameux «juges étrangers»…
- Il me semble que l’on exagère énormément le problème quant à ses conséquences. Il me paraît logique que d’un côté l’Union fasse interpréter son droit par la Cour de justice européenne (CJUE) et que la Suisse de son côté fasse appel au Tribunal fédéral. Il reste à trouver la mécanique s’il y a divergence.
Nous avons signé des milliers d’accords prévoyant un tel mécanisme de règlement des différends. Il en va ici autrement, uniquement parce que c’est l’UE et qu’elle est vue comme une problématique viscérale chez certains.
- Mais vaut-il la peine de se brûler les ailes si l’opinion n’est pas prête?
- La menace des juges étrangers est une fiction très forte en Suisse alémanique. Mais côté romand, dans notre fédération qui ne se cantonne pas à Genève, je constate que les gens n’en ont pas peur. La peur n’est jamais bonne conseillère.
Bien sûr, je suis sensible au fait que l’on ne doit pas se soumettre à un tiers. Mais je n’ai jamais compris la discussion avec l’UE comme une soumission mais comme une discussion entre deux parties qui se respectent.
- Donc vous divergez des principales faîtières économiques qui se sont distancées de l’accord institutionnel ces derniers mois?
- Nous ne divergeons pas. Nous discutons, sommes prudents et ne voulons rien précipiter. Je dis juste qu’il n’est pas très compliqué de trouver une formule qui satisfasse tout le monde et que si à chaque fois qu’on en a une, on la complique à outrance et qu’à la fin rien n’aboutit, c’est grave.
CHAPITRE 3: LA REFORME DES RETRAITES ET L’EGALITE SALARIALE
J’étais à Berlin quand la grande coalition a voté en six mois la réforme des retraites avec une hausse de l’âge de référence à 67 ans! La grande coalition… celle que j’aimerais voir en Suisse autour de ce sujet
- La FER est favorable à la réforme des retraites Prévoyance 2020. Quel est l’argument décisif qui a fait pencher la balance vers un soutien?
- Le premier argument, c’est l’échec des précédentes réformes. Cela fait trop d’années que nous discutons et ne faisons rien. Aujourd’hui, le Parlement fait une proposition. Ce compromis n’est pas idéal mais il a au moins le mérite d’être sur la table. Il permet d’assurer une AVS saine à l’horizon 2030.
S’il n’est pas accepté et que rien ne se fait, il n’y aura plus de fonds AVS en 2035. Il faut s’imaginer ce que signifierait la disparition d’un fonds AVS qui doit couvrir 100% des dépenses annuelles: c’est vendre des titres continuellement sur le marché, déstabiliser en partie la bourse suisse, les entreprises, le système de sécurité sociale lui-même. Notre position est de nature institutionnelle, économique et sociale.
- Mais un échec serait-il si grave?
- Non, si on a une alternative crédible dans un délai raisonnable. Mais je peine à croire au fameux plan B présenté qui constituerait à faire un paquet avec la hausse de l’âge de la retraite des femmes et la baisse du taux de conversion LPP, deux choses qui n’ont jamais été acceptées par le passé. Et dans tous les cas de figure, il y a aura une augmentation des charges sociales et de la TVA. Le ratio retraité/actif impose des contributions supplémentaires.
Il est temps d’avancer. Nous avons pris du retard par rapport à l’étranger. J’étais à Berlin quand la grande coalition a voté en six mois la réforme des retraites avec une hausse de l’âge de référence à 67 ans! La grande coalition… celle que j’aimerais voir en Suisse autour de ce sujet.
- Ne casse-t-on pas le contrat intergénérationnel avec une réforme sur le dos des jeunes?
- Absolument pas. Dans la sécurité sociale, il y a toujours eu des contrats intergénérationnels. Ils ne sont certes jamais parfaits et à chaque réforme, on peut dire qu’il y aura des gens qui toucheront moins que les autres. Mais ils toucheront. On assure la pérennité du système.
Quant aux retraités actuels, il est normal qu’ils ne bénéficient pas du supplément AVS de 70 francs, ils ont un taux de conversion à 6,8% dans le 2e pilier! Opposer les générations n’est pas très sérieux.
- Et les femmes qui sans avoir obtenu l’égalité salariale travailleront un an de plus ne sont-elles pas sacrifiées?
- Mais le fameux bonus de 70 francs sur les rentes AVS est précisément fait pour permettre aux femmes de continuer à se retirer à 64 ans si elles le désirent. C’est une mesure pour les temps partiels et les bas salaires. Maintenant, la question des différences de salaires est en train de se régler. Le différentiel qu’on n’arrive pas à expliquer entre hommes et femmes n’est même pas de 10%…
- Mais ce n’est pas rien. On parle de 7000 francs en moyenne par femme par an…
- Je ne suis pas en train de vous dire que cela ne me préoccupe pas. A la FER, les femmes sont d’ailleurs très légèrement mieux payées que les hommes, selon l’analyse externe que nous avons fait mener. De nombreuses sociétés atteignent un tel résultat.
C’est probablement un peu différent dans les PME qui ne sont pourtant elles-mêmes pas visées par les dispositions en matière d’égalité salariale que Simonetta Sommaruga veut mettre en vigueur. J’avoue que cela me laisse sceptique.