Deux visions principales s’affrontent sur la RIE III, la troisième réforme de l’imposition des entreprises. Ce projet fédéral soumis au vote le 12 février est nécessaire pour préserver les emplois et l’attractivité de la Suisse, selon le ministre jurassien Charles Juillard (PDC), président de la Conférence des directeurs cantonaux des finances. Déséquilibrée et trop coûteuse, cette réforme se ferait au détriment des caisses publiques et du citoyen contribuable, estime au contraire le conseiller national Roger Nordmann (PS/VD), président du groupe parlementaire socialiste aux Chambres fédérales. Tous deux croisent le fer.

Le Temps: Pourquoi jugez-vous cette réforme fiscale indispensable, Charles Juillard?

Charles Juillard (CJ): La situation actuelle ne peut pas durer. L’OCDE et l’Union européenne mettent la pression sur la Suisse depuis des années pour faire en sorte que l’imposition privilégiée des bénéfices réalisés par certaines entreprises soit taxée comme elle doit l’être et ainsi limiter les pertes fiscales. En somme, on n’accepte plus qu’il y ait des entreprises à statut différent dans notre pays et je crois que les cantons et la Confédération l’ont bien compris. Il est important de répondre à ces attentes, sans quoi nous pourrions nous retrouver sur une liste noire néfaste aux échanges économiques internationaux.

– Roger Nordmann, on vous offre la fin des privilèges fiscaux honnis par la gauche. Vous devriez applaudir?

Roger Nordmann (RN): On abolit effectivement les privilèges fiscaux, mais on ajoute un tel nombre de nouvelles astuces dans la loi que le remède est clairement pire que le mal. Le sens de toute la démarche internationale est que tous les bénéfices des entreprises soient traités sur un pied d’égalité dans le calcul de l’assiette fiscale, de façon à ce qu’il y ait de la concurrence par les taux mais pas sur l’assiette. Le canton de Vaud a fait sa réforme dans ce sens-là. Et maintenant, on arrive avec une réforme fédérale qui ressemble à un panier percé. Le cumul de toutes les astuces peut faire baisser l’impôt des entreprises de 80% au niveau cantonal et communal. On nous propose un nouvel instrument de braconnage fiscal.

– Charles Juillard, les cantons encouragent-ils le braconnage fiscal?

CJ: Qu’est-ce qui fait la force économique de ce pays? C’est à la fois son savoir-faire, la qualité de sa main-d’œuvre, la paix du travail, etc. Mais c’est aussi l’arrivée en Suisse d’entreprises différentes de celles que l’on connaît dans les statuts traditionnels. Je viens d’une région industrielle qui le restera certainement mais qui a aussi besoin de diversification. Pour faire venir des entreprises et créer des emplois, il faut se montrer concurrentiel sur le plan fiscal. Ce n’est pas le seul critère, mais il est important.

En vouant aux gémonies la concurrence fiscale, on se trompe d’époque et de combat.

RN: La fiscalité est certes un des éléments qui rend un pays attractif. Mais la Suisse a beaucoup d’autres atouts! Avoir un taux d’imposition des bénéfices des entreprises très bas et au surplus plein d’astuces qui réduisent la taille de l’assiette fiscale revient finalement à une politique qui consiste à louer une surface commerciale à la Bahnhofstrasse au prix d’un hangar dans la périphérie!

CJ: Vous exagérez. Il est vrai que la concurrence fiscale doit être cadrée. La loi d’harmonisation a permis de le faire. Cette concurrence a quand même le mérite d’avoir permis à ce pays d’avoir des finances encore saines, qui donnent l’opportunité d’investir, de mener des politiques sociales intéressantes en comparaison internationale. En vouant aux gémonies la concurrence fiscale, on se trompe d’époque et de combat.

RN: Vous évoquez la loi d’harmonisation. Nous avons bien un article dans la Constitution qui prévoit une harmonisation formelle de la base de calcul de l’impôt. Mais les nouvelles niches fiscales que contient la réforme – la patent box, la déduction de recherche, les NID, la limitation des allègements, la déduction sur le capital propre – auront pour conséquence une désharmonisation. Les entreprises auront des bénéfices imposables qui se calculent différemment d’un canton à l’autre. Et différemment entre l’impôt cantonal et fédéral.

CJ: Pour rester attractif, on ne peut pas du jour au lendemain supprimer les statuts fiscaux spéciaux et imposer toutes les entreprises de la même manière! Les nouveaux outils fiscaux contenus dans la réforme profiteront à toutes les entreprises, pas uniquement celles qui viennent de l’extérieur. Cette égalité de traitement est très importante à nos yeux. La RIE III permet au surplus de préserver la substance fiscale, parce qu’elle comprend une sorte de bouclier fiscal à l’envers. C’est-à-dire que même si on met bout à bout toutes les mesures prévues dans la réforme, le 80% d’allègement est un maximum qui ne peut pas être dépassé. Cette réforme est encore plus nécessaire et urgente depuis l’élection de Donald Trump à la tête des Etats-Unis, qui a la claire intention de rapatrier sur sol américain toute une série d’entreprises aujourd’hui imposées ailleurs.

– Roger Nordmann, n’est-ce pas un moindre mal pour que la Suisse reste attractive sur le plan international?

RN: La vague protestataire Trump est plutôt l’illustration que les classes moyennes en ont assez de porter seules la charge fiscale. Les collectivités publiques suisses vont perdre 3 milliards de francs à cause de la RIE III. Cela se traduira soit par des baisses de prestations, soit par des hausses de la fiscalité des personnes physiques ou des taxes.

CJ: Mais que serait le coût de l’inaction? Aujourd’hui, les entreprises à statut spécial représentent 150 000 emplois, 5,4 milliards de rentrées fiscales par an. Les pertes d’emploi, ça devrait vous parler!

RN: Mais Charles Juillard, ce chantage à l’emploi n’est pas valable. Où est-ce que les entreprises pourraient partir avec des taux d’imposition inférieurs aux 13% ou 14% en train de se répandre partout en Suisse?

CJ: En Irlande, aux Etats-Unis, dans certains autres pays européens…

RN: Ils en sont encore loin aux Etats-Unis. En plus, après avoir sauvé les accords bilatéraux, nous bénéficions d’un immense avantage concurrentiel par rapport à Londres qui va probablement sortir du marché européen. A la fin, nous devons nous demander s’il est juste d’abaisser encore une fois la fiscalité des entreprises. Ces dernières profitent aussi du bon niveau de formation, des infrastructures, de la sécurité publique, d’une administration performante. Et nous avons besoin qu’elles amènent leur contribution à la caisse publique.

- Charles Juillard, trois milliards de pertes, c’est énorme pour les collectivités publiques?!

CJ: Faut-il parler de pertes ou d’investissement? C’est un chiffre que l’on avance à l’aveuglette. Je suis incapable de vous dire par exemple dans mon canton, le Jura, quelle sera la perte parce qu’elle n’est pas encore définie. La gauche a crié au loup de manière analogue lors de la 2e réforme fiscale des entreprises (RIE II). J’étais sceptique aussi. Mais aujourd’hui, on constate que malgré la RIE II, les recettes fiscales des personnes morales n’ont cessé d’augmenter. Baisser les charges des entreprises c’est aussi leur donner un bol d’air bienvenu, dans une période d’incertitudes, notamment dans l’horlogerie.

RN: Parlons de la RIE II. Le Tribunal fédéral a vertement critiqué le manque d’information du Conseil fédéral avant le vote sur cette réforme. En comparaison pourtant, il s’était montré bien plus complet qu’aujourd’hui sur la RIE III. Et pourquoi a-t-on compensé les pertes découlant de cette réforme? Parce qu’on a poursuivi la politique de braconnage pour attirer des entreprises en Suisse. Cette politique n’est pas durable. Les nouvelles astuces de la RIE III seront rapidement contestées sur le plan international.

– Des exemples?

RN: Prenez la patent box. Une entreprise qui engrange un bénéfice de 20 millions en travaillant normalement doit inscrire ce montant sur sa déclaration d’impôts. Si une entreprise gagne cet argent au moyen de revenus tirés de brevets, elle pourra se contenter de déclarer 2 millions de bénéfice aux impôts sur le plan cantonal et communal. Qu’est-ce qui justifie une différence de traitement pareil? La même chose avec les NID, soit une déduction pour des frais fictifs sur le capital propre excédentaire: on ne connaît ni les taux ni les définitions précises de ces outils. C’est un immense trou noir.

CJ: Vous ne pouvez pas dire ça. L’ordonnance précisera les contours des NID ou des patent box. Ce ne sont pas des astuces, mais des outils qui permettent de maintenir dans notre pays les entreprises à statuts spéciaux. Et au niveau de l’acceptance internationale, le représentant de l’OCDE a été clair: ces outils sont conformes à la réglementation internationale actuelle.

– A quel point le risque de délocalisations est-il réel, Charles Juillard?

CJ: Ce n’est ni un jeu, ni un chantage. Le Vert David Hiler, ancien conseiller d’Etat genevois, a été le premier à annoncer un taux très bas pour l’imposition des entreprises. C’était selon lui le prix à payer pour que ces entreprises restent chez nous lors de l’abandon des statuts spéciaux. Les cantons les plus concernés aujourd’hui, comme Genève, sont aussi contributeurs à la péréquation financière. Donc au bout du compte, tout le pays sera touché si on n’encaisse plus d’impôts, parce qu’on n’a plus d’entreprises pour en payer et qu’on doit en plus faire face à une augmentation du chômage.

RN: Le taux proposé par David Hiler l’a été avant que la Confédération ne fasse une RIE III qui est un véritable panier percé. Le Genevois a fait la même réflexion que le Conseil d’Etat vaudois. Les deux ont proposé un taux entre 13% et 14% dans l’idée de faire une assiette sans trou: tous les bénéfices sur un pied d’égalité, sans astuce.

CJ: Mais chaque canton agit selon sa structure économique! Prenez Zurich: il a fixé le taux à 18,3% mais utilisera les outils fiscaux mis à disposition parce qu’il en a besoin pour garder ses entreprises. Le canton de Genève introduira aussi des outils fiscaux mis à disposition par la réforme fédérale, mais avec des taux de dégrèvement plus faible.

Les classes moyennes subiront des baisses de prestations ainsi que des hausses de taxes et d’impôt communaux.


– Roger Nordmann, c’est une réforme très fédéraliste. Du sur-mesure…

RN: C’est bien pour cela qu’elle est anticonstitutionnelle à mon avis, parce qu’elle désharmonise. Nous sommes dans une logique de beurre et d’argent du beurre. Les grandes entreprises bénéficieront d’une série d’astuces fiscales en plus d’avoir un taux bas! A la fin, les budgets cantonaux et communaux en souffriront. Les classes moyennes subiront des baisses de prestations ainsi que des hausses de taxes et d’impôt communaux. Cette opération enrichira surtout les actionnaires des grandes entreprises.

CJ: Non, non et non. Il faut arrêter de faire peur à la classe moyenne. Le coût de l’inaction est beaucoup plus important que celui de la réforme. Et je rappelle que toutes les entreprises en profiteront, et particulièrement celles qui se montrent innovantes.

RN: Toutes les enquêtes montrent que la façon la plus coûteuse d’encourager l’innovation avec de l’argent public est de faire des déductions pour la recherche et des box sur les brevets. C’est inefficace. Quant aux PME, elles ne retireront rien de cette réforme, sauf éventuellement par la baisse des taux ordinaires d’imposition, pour autant qu’elles fassent du bénéfice comptable!

– Charles Juillard, le canton de Neuchâtel qui a anticipé la réforme a de grandes difficultés budgétaires et économiques aujourd’hui…

CJ: Mais pourquoi Neuchâtel a baissé ses taux? Parce qu’une seule entreprise très mobile, paie une part très importante des recettes fiscales des personnes morales. Il y a ensuite peut-être d’autres questions à se poser. Mais ce n’est pas mon propos de m’occuper du canton de Neuchâtel, j’ai déjà assez de travail avec celui du Jura. Il faut surtout aller discuter avec les entreprises. Tous les jours, certaines se posent la question de savoir si elles vont rester ou pas. Sans réforme, nous aurons au final des pertes fiscales supérieures à celles que nous prédit la gauche.

RN: A vous entendre, les entreprises viennent chez nous seulement parce qu’elles paieront moins d’impôts sur le bénéfice. Il est possible que l’une ou l’autre holding véreuse additionnelle ne viendra pas s’établir ici. Mais la majorité des entreprises ne vont pas partir comme ça.

– Roger Nordmann, en cas d’échec de la réforme, selon Ueli Maurer, un plan B ne pourrait entrer en vigueur qu’en 2022, soit bien trop tard.

RN: Nous sommes tout à fait capables de boucler un nouveau projet en une année. Il est clair qu’il faudra biffer les NID et ajouter un plancher d’imposition pour les dividendes. Si nous gagnons, nous comptons négocier avec les partis qui voudront bien se montrer constructifs pour limiter les pertes publiques à 500 millions pour la Confédération.

CJ: Avec les cantons, nous essayons de faire de la Realpolitik. Je ne dis pas que nous étions totalement satisfaits sur tous les points de la RIE III. Mais nous estimons que ne rien faire serait bien pire que la situation actuelle, y compris pour les recettes fiscales et pour l’emploi. Je ne suis pas certain que nous arriverions à revenir avec un projet en un an.

RN: La position des cantons est compréhensible: ils toucheront un milliard de compensation de la Confédération. Mais pensez aux communes qui n’ont aucune garantie de compensation et qui se retrouveront dans des situations extrêmement difficiles. Elles ont été oubliées et personne ne les défend.

CJ: Plus de la moitié des élus fédéraux habitent dans des villes! Cette problématique est à régler dans chaque canton, selon sa situation propre. Mais là, vous faites peur de manière injuste.

– Roger Nordmann, le PS a fait de ce référendum le symbole de sa politique d’opposition à la nouvelle majorité de droite. N’avez-vous pas misé sur le mauvais cheval?

RN: Non, cette réforme viole complètement les principes constitutionnels de l’égalité de traitement. Elle va coûter cher aux classes moyennes. Elle mérite d’être sèchement renvoyée à l’expéditeur pour qu’il retravaille sa copie.

Lire aussi: l’interview d’Ueli Maurer sur cette réforme


Chronologie

■ 1997: Entrée en vigueur de la première réforme de l’imposition des entreprises (RIE). Suppression de l’impôt sur le capital et introduction d’un taux d’imposition linéaire des bénéfices
■ 2008 à 2011: Entrée en vigueur progressive de la deuxième réforme de l’imposition des entreprises (RIE II), après un vote en 2008. Atténuation de la double imposition économique, allégements en faveur des entreprises de personnes, suppression d’impôts qui entament la substance de l’entreprise
■ 2019: Entrée en vigueur prévue de la troisième réforme de l’imposition des entreprises (RIE III) soumise au vote le 12 février. Suppression des statuts fiscaux spéciaux. Introduction de nouveaux outils fiscaux, baisse par les cantons – selon leur tissu économique – du taux ordinaire d’imposition des bénéfices des entreprises


En chiffres

24 000: C’est le nombre de sociétés imposées selon un statut spécial en Suisse

150 000: C’est le nombre d’employés de ces sociétés

50%: Les sociétés à statuts, des multinationales notamment, s’acquittent de la moitié des impôts versés à la Confédération par les personnes morales et d’un peu plus de 20% de ceux perçus par les cantons et les communes

2,7 milliards de francs: C’est, au minimum, la perte de recettes fiscales qui découlera de la réforme pour les collectivités publiques, selon les référendaires

1,1 milliard de francs: la perte reconnue par la Confédération. Elle versera cette somme aux cantons à titre compensatoire