Trouver un appartement, une galère pour les personnes racisées
Racisme
AbonnéEn Suisse, les personnes portant un nom à consonance étrangère ont plus de difficultés à obtenir un logement et paient des loyers plus élevés. Mais dans le domaine très libéral du bail, il s’avère ardu de combattre les discriminations

Cet article fait partie d’une enquête de notre partenaire Heidi.news: «Racisme en Suisse, un flagrant déni». Un travail réalisé avec le soutien de l’association GVA2.
Après le marché de l’emploi et les contacts avec l’administration, le marché du logement est l’un des trois domaines où le racisme s’exprime le plus en Suisse. C’est le constat que dresse l’Association suisse des locataires (Asloca), appuyé par un récent rapport de l’ONU sur les personnes afro-descendantes, qui mentionne le logement comme un des secteurs les plus problématiques, au même titre que l’éducation.
Maria*, d’origine sud-américaine, a longtemps peiné à trouver un logement. Dans un courrier adressé au Bureau vaudois pour l’intégration des étrangers et la prévention du racisme (BCI), elle fait part d'«une certaine indignation» après une longue période de recherche de logement sans succès, regrettant que les régies demandent souvent la nationalité, la date d’arrivée en Suisse et les motifs de changement de domicile. «J’en conclus malheureusement qu’une ressortissante d’origine étrangère n’a que très peu de chance d’être sur le dessus de la pile, malgré un revenu suffisant», se désole-t-elle. Les chercheurs arrivent à la même conclusion: selon une étude commandée par l’Office fédéral du logement (OFL), les personnes portant un nom étranger doivent fournir 30% d’efforts supplémentaires pour trouver un logement.
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Noms kosovars et turcs discriminés
Ce rapport, réalisé conjointement par les universités de Genève, Neuchâtel et Lausanne en 2018, démontre la réalité du racisme dans le domaine du logement. Il s’agit de la première recherche relative à la discrimination ethnique sur le marché suisse du logement menée à l’échelle nationale et dans toutes les régions linguistiques. Pendant huit mois, les auteurs de l’étude ont adressé 11 000 demandes de visite à plus de 5700 bailleurs dans toute la Suisse, tant dans des agglomérations urbaines que dans des régions rurales. Les demandeurs de logements fictifs portaient des noms suisses (par exemple «Nicole Gerber»), kosovars («Drita Krasniqi») ou turcs («Amina Yilmaz»). Ces deux derniers groupes ont été choisis «parce qu’ils sont répandus dans toute la Suisse et que les sondages d’opinion montrent qu’ils sont confrontés à différents stéréotypes et attitudes négatives de la part de la population suisse», explique l’étude. Les profils aux patronymes étrangers étaient naturalisés ou au bénéfice d’un permis C.
Résultat: les personnes portant des noms kosovars et turcs ont respectivement reçu 3% et 7% de réponses en moins que celles portant des noms suisses. La différence est plus faible dans les zones urbaines, où la mixité est déjà implantée. La naturalisation ou non des personnes n’y change presque rien. «Comme les personnes possédaient les mêmes caractéristiques, hormis leur nom, on peut en conclure qu’il s’agit d’une discrimination ethnique fondée sur le nom, qui sert donc de «raccourci» pour prendre des décisions rapides dans des situations où il y a peu de points de repère. Toutefois, ces «raccourcis» sont souvent basés sur des préjugés et ne relèvent d’aucune logique rationnelle», conclut l’étude.
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Une Suisse aussi raciste que ses voisins
«La discrimination ethnique sur le marché suisse du logement est d’un ordre de grandeur similaire à celui observé dans des études réalisées dans d’autres pays occidentaux», constate l’étude, qui enfonce le clou: «Même si les différences par rapport à la population suisse majoritaire semblent minimes dans certaines études, elles contribuent dans l’ensemble à rendre systématiquement plus difficile la participation des personnes issues de l’immigration au monde du travail et à la vie quotidienne, ainsi que leur contribution à la société.»
Quant aux agents immobiliers, ils exercent cette discrimination de façon pleinement consciente. C’est ce que montre une étude réalisée conjointement par l’Université de Lausanne et celle de Grenoble en 2018. Basée sur des entretiens avec 22 agents de la région lémanique, elle révèle comment ces derniers basent leur sélection de candidats sur des stéréotypes de race. «Selon les agents travaillant en Suisse, les Chinois endommagent les appartements, les Indiens cuisinent à même le sol, les Africains ont trop de gens chez eux», écrit l’étude, qui rapporte plusieurs témoignages d’agents selon lesquels des propriétaires ne veulent pas de personnes de couleur.
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Si le racisme s’exprime surtout lors de la sélection des candidats, il sévit aussi une fois le logement obtenu et le bail signé. Selon les statistiques de l’OFS, les ménages étrangers paient en effet des loyers plus élevés pour des logements équivalents.
Anonymiser les dossiers, une solution?
Voilà pour le constat. Mais quelles sont les solutions pour aller vers un marché du logement plus inclusif? Didier Ruedin, spécialiste des enjeux de migration à l’Unine et coauteur de l’étude sur le marché immobilier suisse, estime que l’anonymisation des dossiers peut être une piste: «Dans plusieurs pays ont eu lieu des expériences en ce sens qui se sont avérées efficaces. Il s’agit aussi d’encourager les propriétaires et les régies à ne pas refuser d’office des dossiers.» Le conseiller national socialiste Christian Dandrès a déposé en septembre une initiative parlementaire en ce sens. Le texte demande à la Confédération de mettre en place une procédure pilote basée sur des candidatures anonymes via une plateforme en ligne.
Bien que favorable à cet essai pilote, Carlo Sommaruga, président de l’Association suisse des locataires (Asloca), craint des effets collatéraux de l’anonymisation: «Il n’y aurait plus de discrimination liée à l’origine, au sexe ou à l’âge. Mais la sélection se ferait dès lors entièrement sur des critères financiers, excluant ainsi progressivement les personnes les plus démunies financièrement du domaine du logement. On ôterait la marge de manœuvre existante qui permet, selon la dimension sociale du propriétaire, de repêcher les cas financièrement fragiles.»
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Liberté contractuelle
Olivier Feller, secrétaire général de la Fédération romande immobilière, est plus catégorique: «Se mettre à anonymiser de tels documents officiels ne me paraît guère réaliste. Et de toute façon, au bout du compte, l’identité des candidats sera connue du bailleur. C’est sur un plan global, dans l’ensemble de la société, que le racisme doit être combattu.» Pour le conseiller national PLR, l’accès au logement est avant tout une question de disponibilité: «Plus l’offre de logements est abondante sur le marché par rapport à la demande, moins le risque de discrimination se réalisera. L’étude que vous citez le montre d’ailleurs: plus le taux de vacance de logements est élevé dans une commune, moins il y aura de discriminations.»
Chose assez rare pour être soulignée, le défenseur des locataires et celui des propriétaires tombent d’accord sur un constat: combattre le racisme spécifiquement dans le domaine du logement est chose ardue. L’Asloca propose bien sur son site une liste d’actions à entreprendre en cas de soupçons de discrimination raciale, mais prouver celle-ci reste très compliquée. Il faut donc une approche globale.
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Pour Carlo Sommaruga, cela passe par une norme de non-discrimination générale dans le domaine contractuel. Car en l’état, comme le souligne le site humanrights.ch, il n’existe «presque aucune protection contre la discrimination entre particuliers», la liberté contractuelle revêtissant «une importance centrale dans le droit privé suisse». Le récent rapport de l’ONU sur le racisme en Suisse ne dit pas le contraire: «Il y a une absence de législation qui interdirait clairement la discrimination raciale […] et un manque de remèdes efficaces et accessibles pour les victimes.»