Un accusé de marque est attendu ce lundi à Genève. Abba Abacha, l’un des dix enfants du défunt dictateur nigérian Sani Abacha, comparaît en jugement pour avoir participé au pillage organisé des caisses de l’Etat. C’est la toute première fois que cette monumentale affaire de détournement de fonds – on parle de plus de 2 milliards de francs déposés rien qu’en Suisse – donne lieu à un procès. La défense plaide l’acquittement et les débats s’annoncent vifs.

En fait, Abba Abacha, 41 ans, se retrouve devant le Tribunal de police en raison de son opposition à une ordonnance de condamnation prononcée, sans doute dans un souci d’efficacité, par le juge d’instruction Yves Aeschlimann lui-même. L’accusé a écopé en novembre dernier d’une peine privative de liberté de 360 jours avec sursis pour participation à une organisation criminelle. Un gérant de fortune, Gabriel K, 71 ans, a de son côté été condamné à une peine de 240 jours-amendes avec sursis. Il a décidé vendredi après-midi d’accepter cette décision, et ne sera donc pas présent à l’audience, précise son avocat, Me Alec Reymond. La même décision ordonne la confiscation de 350 millions de dollars (390 millions de francs) déposés sur les comptes d’une dizaine de sociétés-écrans au Luxembourg et aux Bahamas. Des frais de justice astronomiques sont également mis à charge des intéressés.

Palettes de billets de banque

Dans son ordonnance longue de 61 pages que s’est procuré Le Temps – et qui fera désormais office d’acte d’accusation –, le juge détaille par le menu les méthodes utilisées entre 1994 et 1998 par le clan Abacha pour s’enrichir et hisser ce pays au rang des plus corrompus au monde. Cela va du pillage grossier de la Banque centrale – des palettes entières de billets de banque étaient livrées au domicile du général – à des méthodes plus sophistiquées comme le rachat de dettes ou l’encaissement de rétrocessions versées par des grandes entreprises étrangères travaillant sur place. Campagne de vaccination pour les enfants nigérians, importations de voitures indiennes Tata, réfection d’une aciérie ou d’une mine d’aluminium, tous ces projets ne pouvaient se réaliser qu’en alimentant copieusement les innombrables comptes contrôlés par le clan.

Intermédiaires financiers

Le système bancaire international et surtout suisse a largement été utilisé dans ce contexte grâce au concours d’intermédiaires financiers nigérians et étrangers. Cinq d’entre eux ont déjà été condamnés en 2000 dans le cadre de la procédure pénale genevoise à de lourdes amendes et au paiement de créances compensatrices. D’autres – et notamment un homme d’affaires proche du général et de sa famille – ont pragmatiquement négocié leur sort contre la restitution de sommes conséquentes.

Aux yeux du juge d’instruction, Abba Abacha a commencé à jouer un rôle important après la mort accidentelle de son frère aîné Ibrahim en 1996. Il aurait pris la place de second aux côtés de son autre frère Mohamed. Diplômé en géologie, Abba Abacha a travaillé durant trois ans en Allemagne au sein du groupe Ferrostaal avant de se prêter frénétiquement à des ouvertures de comptes – une trentaine en tout – souvent à l’aide d’un faux nom et d’un faux passeport. Pour sa défense, Abba Abacha a déclaré durant l’enquête qu’il avait agi à la demande de son frère qui faisait des affaires, sans penser à mal et sans savoir qu’il était interdit d’utiliser des noms d’emprunt.

Mohamed, justement, a été inculpé par le juge genevois à Lagos lorsqu’il était détenu à la prison de Kirikiri pour meurtre. Son séjour derrière les barreaux a duré trois ans et s’est achevé en 2002. Il semble désormais vivre tranquillement dans l’Etat de Kano, au nord du pays, et envisagerait même de se présenter à des élections locales. La procédure le concernant à Genève a été transmise il y a plusieurs années déjà au procureur général Daniel Zappelli, qui avait annoncé qu’il déléguerait le dossier au Nigeria. Les choses semblent traîner en longueur ici et là-bas également.

Abba Abacha n’aura pas profité des mêmes lenteurs. Il a été arrêté en décembre 2004 au Swissôtel de Düsseldorf, dans l’ouest de l’Allemagne, alors qu’il avait eu l’imprudence d’appeler son banquier afin de clôturer son compte et retirer l’équivalent d’un demi-million de francs suisses.

Extradé vers Genève, en avril 2005, il a passé 561 jours en détention préventive avant d’être libéré sous caution. Cette procédure a donné un nouveau souffle à l’affaire. Elle a notamment permis d’innover, en étendant les confiscations à des fonds placés au Luxembourg et aux Bahamas par cette organisation qui a exercé une partie de son activité criminelle en Suisse.

Quarante témoins

Quant à l’argent placé par le clan dans les banques helvétiques – quelque 600 millions de dollars –, celui-ci a été restitué dans sa quasi-totalité à la République fédérale du Nigeria. En février 2005, le Tribunal fédéral a en effet mis un terme à l’essentiel de la procédure d’entraide, en reconnaissant par la même occasion l’existence d’une structure criminelle visant à détourner les fonds publics du pays.

Le Nigeria, partie civile au procès de Genève, sera représenté par Mes Enrico Monfrini et David Bitton. Abba Abacha, assisté de Me Pierre de Preux, disposera de cinq jours d’audience pour convaincre le tribunal qu’il n’a pas consciemment participé à un pillage concerté et qu’il n’était qu’un petit pion égaré. Pour ce faire, la défense a requis l’audition d’une quarantaine de témoins, mais nombre d’entre eux risquent bien de ne pas faire le voyage.