La désillusion est cruelle dans le camp des interlocuteurs suisses de l’Union européenne (UE). Deux mois après que le Parlement a adopté une mise en œuvre eurocompatible de l’initiative «contre l’immigration de masse», qui devait détendre les crispations, les blocages avec notre grand voisin restent trop nombreux.

Entendu lundi par la Commission des affaires étrangères du Parlement européen à Strasbourg, le négociateur suisse en chef Jacques de Watteville a exprimé cette déception: «Alors qu’une solution a été trouvée pour la libre circulation des personnes, la Suisse attend de l’UE qu’elle débloque les dossiers qui avaient été freinés par la Commission au moment des controverses […]».

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Quinze dossiers toujours bloqués

De fait, la mise en œuvre de dispositions migratoires respectant la libre circulation des personnes a permis à la Suisse de faire remonter ses scientifiques dans le prestigieux programme européen Horizon 2020. Mais c’est à peu près le seul progrès enregistré depuis janvier. «Une quinzaine d’autres dossiers sont encore bloqués à ce jour!» a regretté Jacques de Watteville lors de son audition.

Deux exemples concrets: les cinéastes suisses ne peuvent toujours pas bénéficier du programme Europe Creative, qui les aiderait à promouvoir et distribuer leurs œuvres hors des frontières nationales. Des entreprises helvétiques qui fabriquent des appareils médicaux peinent à exporter en Europe: l’accord sur les entraves techniques au commerce n’a pas pu être réactualisé dans leur secteur.

Le milliard de cohésion, nouvel objet de tensions

Les raisons de ces pannes? On sait que l’Union européenne ne conclura aucun nouvel accord sectoriel avec la Suisse tant qu’un nouveau cadre institutionnel ne sera pas adopté. On sait également que Bruxelles va surveiller de près l’application de la préférence aux chômeurs indigènes. Mais la Commission européenne fixe aujourd’hui une troisième condition au développement des relations avec la Suisse: il est attendu de la Confédération qu’elle renouvelle sa contribution financière à la cohésion du continent européen.

Si ce n’est pas la première fois que cette enveloppe financière est mise dans la balance, la demande européenne prend aujourd’hui une tournure critique. Elle est mentionnée avec de plus en plus d’importance, déplore une source diplomatique suisse.

Contribution volontaire et autonome

Depuis 2007, la Suisse a alloué environ un milliard de francs aux dix Etats arrivés dans l’Union en 2004 (Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Slovénie). Elle le fait toutefois de manière volontaire et autonome, à travers ses propres programmes de coopération.

La base légale de cette aide prend fin en mai de cette année. Le Parlement l’a renouvelée l’automne dernier, sans toutefois l’assortir d’une enveloppe financière. Le gouvernement en expliquait la raison dans son message: «Le Conseil fédéral ne soumettra une telle proposition au Parlement qu’à la lumière du développement de l’ensemble de nos relations avec l’UE et pour autant que cette évolution soit positive.»

Aujourd’hui, le Conseil fédéral garde précieusement cet atout dans sa manche: «Une nouvelle contribution de la Suisse à la cohésion pourrait également être envisagée à la lumière de l’état général de nos relations», a déclaré Jacques de Watteville lundi à Strasbourg. Mais le Vaudois, en diplomate aguerri, a ajouté une petite phrase lourde de sens: «Si l’Union européenne fait preuve de bonne volonté.»

Aucune chance politique

Du chantage? Le Conseil fédéral n’a pas vraiment le choix. Il sait que ni le Parlement, ni le peuple sans doute, ne seraient favorables à l’allocation d’un nouveau milliard pour les pays de l’Est dans les conditions actuelles. Même le Parti socialiste marche aujourd’hui sur des œufs. Il était pourtant le seul parti en 2015, lors de la consultation sur ce sujet, à prôner un renouvellement automatique de la contribution suisse à l’élargissement de l’UE. «Pour le PS, ce milliard de cohésion est dû. C’est la compensation de solidarité à l’accès au marché unique. Mais le Conseil fédéral n’a pas d’espace politique pour venir avec cette contribution aujourd’hui, affirme le conseiller national Carlo Sommaruga (PS/GE). Il faut la traiter en parallèle aux négociations sur l’accord institutionnel.»

Le Genevois doit bien le constater: «Nous sommes dans une méfiance réciproque que le vote de dimanche dernier (ndlr: le refus de la réforme de l’imposition des entreprises combattue par le PS) n’a pas amélioré. L’UDC a sauté sur le non à la RIE III pour en faire un vote contre l’Europe». Et Carlo Sommaruga de regretter: «A trop vouloir poser des conditions, l’Union européenne ne contribue pas à renforcer le camp suisse qui lui est favorable».


La Commission européenne nie tout blocage

Alors que 2016 s’est terminée sur un compromis sur la libre circulation des travailleurs, l’horizon ne semble pas encore suffisamment dégagé à Bruxelles. L’UE et surtout la Commission ne joueraient-elles pas le jeu? A la fin de l’an dernier, la Commission avait laissé entendre qu’elle pourrait lâcher du lest sur l’accord institutionnel, que les deux parties restent engagées à conclure, mais qui achoppe côté suisse notamment sur le rôle de la Cour de justice européenne.

Or le fait que la Suisse ne veuille pas accepter cet accord tel quel pourrait, selon certaines sources, expliquer la lenteur de la reprise des discussions dans d’autres domaines. Du côté de la Commission, on refuse de parler de blocage, ni de commenter le climat actuel. «Il n’y a pas de commentaires à faire sur le blocage car il n’y a pas de discussions.» La Commission a été «serviable par le passé» et continuera d’être «constructive», réplique-t-on. Certains confient pourtant que «c’est plutôt à la Suisse de faire le premier pas.» Encore plus après le vote négatif sur la RIE III, pense-t-on du côté de Bruxelles.

Les conclusions des Etats membres

Les Etats membres, eux, sont en train d’adopter leurs conclusions sur les relations Suisse-UE. Selon un dernier projet de texte consulté par Le Temps, l’attitude envers Berne est un peu plus positive qu’en 2014. Les Etats membres saluent la solution trouvée sur la libre circulation. Mais les 28 notent aussi que l’accord institutionnel, à négocier «le plus vite possible», est important pour développer le plein potentiel de la relation. Le texte, qui sera discuté le 22 février par les ambassadeurs de l’UE, comporte aussi une invitation à Berne à «finaliser ses négociations» sur la nouvelle contribution financière en faveur des pays de l’Est.

Le point le plus négatif de ces conclusions concerne la troisième réforme de l’imposition des entreprises. Prenant note du vote de dimanche dernier, les Etats membres «encouragent fortement la Suisse à prendre des solutions alternatives» pour abolir rapidement les régimes fiscaux visés. Ils suivront cela de très près.


Les blocages

Une quinzaine de dossiers sont toujours bloqués entre la Suisse et l’Union européenne pour différentes raisons. Certains sont en panne depuis le vote du 9 février du peuple suisse sur «l’immigration de masse» (la participation des cinéastes à Europe Creative par exemple). En l’absence d’un accord-cadre institutionnel, la signature de nouveaux accords sectoriels entre Berne et Bruxelles n’est pas possible. Parfois, c’est l’actualisation d’accords existants ou leur développement qui est bloqué. Tour d’horizon non exhaustif des secteurs qui en pâtissent en Suisse

Entreprises qui fabriquent des appareils médicaux

Une mise à jour de l’accord sur les entraves techniques au commerce est bloquée. Elle génère des problèmes d’homologation et de mise sur le marché européen d’appareils médicaux produits en Suisse.

Etudiants

La participation de la Suisse au programme européen d’échanges Erasmus + n’est plus envisagée à court terme. Il faudrait reprendre des négociations à leur point de départ. La solution transitoire mise en place suite au vote du 9 février 2014 se prolongera

Cinéastes

La participation de la Suisse au programme Europe Créative est elle aussi suspendue depuis le vote du 9 février 2014, en attente d’un redémarrage. Ce programme soutient la distribution et la promotion des œuvres produites dans un pays européen dans l’ensemble des états de l’Union.

Médecins et patients

En matière de gestion des éventuelles pandémies qui pourraient toucher le continent, la Suisse et l’UE négocient un accord de coopération. Le texte devrait par exemple régler l’achat en commun de vaccins. La négociation est bloquée par la Commission européenne.

Assureurs

Dans le domaine des assurances, l’actualisation d’une annexe de l’accord bilatéral existant – qui porte sur les fonds propres exigés des compagnies d’assurances – est bloquée.

Ensemble du pays

Tant qu’un nouvel accord institutionnel n’aura pas été adopté entre la Suisse et l’Union européenne, l’accord sur l’électricité, la ratification de l’accord sur le commerce des droits d’émission ainsi que l’accord sur l’agriculture, la sécurité alimentaire, la sécurité des produits et la santé publique seront en panne.

Solenn Paulic (Bruxelles)