Le chiffre en dit long sur la vague, ou plutôt le tsunami de démissions qui frappe les communes romandes. En seulement deux ans et demi, 303 élus siégeant dans des exécutifs municipaux ont démissionné dans les cantons de Vaud et de Fribourg. Soit près de 12% du total. C’est ce que révèlent des données inédites fournies au Temps par les préfectures vaudoises et fribourgeoises.

Lire aussi notre éditorial: Mon syndic, ce héros

Par endroits, le taux de démissions atteint des proportions effarantes. Dans la Sarine, autour de Fribourg, plus de 20% des membres d’exécutifs communaux ont quitté leur poste en deux ans. En Gruyère, le taux de démissions devrait atteindre 25% à la fin de la législature, en ligne avec le niveau record de la période 2011-2016. «C’est un problème lancinant, donc on surveille ces chiffres en permanence», explique Patrice Borcard, le préfet de la Gruyère.

Que se passe-t-il? «De manière générale, les démissionnaires font état de difficultés à concilier leur vie privée (familiale et professionnelle) avec l’exercice d’un mandat public», indique la préfecture de la Broye fribourgeoise, où l’on enregistre 20 démissions en deux ans. «La question de la complexité des tâches est aussi parfois évoquée.»

Vies inconciliables

Le professeur Bernard Dafflon, élu de la commune du Mouret (FR) et spécialiste incontesté de la politique communale, estime que les «exigences de plus en plus cinglées du milieu professionnel» pèsent lourdement sur les élus de milice.

Même constat de la part du préfet Patrice Borcard, dont la surveillance des communes est l’une des attributions: «Sur le terrain, je vois qu’il y a des problèmes de conciliation entre vie professionnelle et engagement politique. On atteint les limites du possible. Et ça touche des gens très divers, aussi bien des paysans que des indépendants et des fonctionnaires…» Car «le prestige [du mandat communal] n’est plus le même, on va surtout se plaindre et vous voir comme responsable de ce qui ne fonctionne pas», complète le politologue Andreas Ladner de l’Université de Lausanne.

Trouver des responsables communaux et assurer la relève devient difficile, ce qui se traduit par un vieillissement marqué du personnel politique local. En 2011, une étude alémanique constatait que «même pas un élu de Conseil communal [législatif] sur 20 est âgé de moins de 35 ans». Une commune sur deux a du mal à trouver des gens prêts à siéger dans les Conseils communaux, écrivait le Blick au printemps dernier.

Une incroyable variété de tâches

Le sujet est important, car la commune reste, avant même le canton, la brique de base de la démocratie suisse. Malgré la vague de fusions des dernières décennies, on comptait encore 2222 communes au 1er janvier 2018, avec en moyenne 3822 habitants. Ce chiffre varie énormément selon les régions. A Zurich ou à Zoug, les communes comptent en général des milliers d’habitants. Alors que beaucoup de communes vaudoises ou fribourgeoises n’en ont que quelques centaines.

Malgré leur taille réduite, les communes s’occupent d’une étonnante variété de tâches: police des constructions, affectation des terrains, gestion des eaux et des déchets, entretien des routes et de l’éclairage, forêts, écoles, cimetières, police et pompiers, autorisation de manifestations et location de la salle communale… Sans oublier la gestion d’un budget qui peut atteindre plusieurs millions de francs pour les infrastructures locales.

Le sacerdoce du syndic

Dans les petites communes, cet éventail de missions repose principalement sur une seule personne – le syndic ou la syndique, dont le travail s’apparente à un véritable sacerdoce.

«On est dans le canton de Vaud, donc ces gens ne se plaignent pas, car c’est un service à la communauté, observe le géographe Pierre Dessemontet, lui-même membre de l’exécutif d’Yverdon. Comme la fanfare et la chorale, ce sont d’ailleurs les mêmes qui sont dedans. Et malgré tout, c’est un complément de revenus, ce qui fait que très souvent [ces élus] sont des paysans.»

A Treycovagnes, village voisin d’Yverdon, Stéphane Baudat incarne à merveille cet homme-orchestre de milice qu’est le syndic. Cela fait quatorze ans qu’il siège sans interruption à la municipalité de cette commune de 456 habitants. Sa paie est loin d’être mirobolante: 35 francs de l’heure, à raison de 400 à 600 heures par an, cela fait entre 15 000 et 21 000 francs de revenus annuels, calcule Stéphane Baudat.

Tout cela pour un travail composé de «80% d’ennuis et 20% de plaisir», selon le syndic: «Vous devez être, à la fois et un petit peu, juriste, architecte et ingénieur, voire pasteur ou psy. Vous n’avez pas de pare-feu en dessous de vous, vous voyez vos habitants tout le temps. Vous êtes interpellé le samedi soir quand vous dînez avec votre épouse, s’il y a une fuite d’eau à 3h du matin c’est pour vous. Vous ne pouvez pas tirer la prise. Ce travail, il faut le vivre.»

Le boulet des recours en justice

Les affaires courantes se règlent le lundi, lors d’une séance qui dure de deux à quatre heures. Mais le syndic et ses municipaux doivent aussi aller négocier avec le canton sur l’aménagement du territoire ou les constructions. Ils montent des dossiers pour emprunter aux banques – Treycovagnes va demander un million de francs pour refaire sa route principale. Ils affrontent les citoyens mécontents au tribunal. Et ils sont confrontés à un déluge de courriels émanant d’habitants qui «croient avoir trouvé une info sur internet» – un phénomène récent qui alourdit encore la tâche des élus.

«Tout ce que vous faites est attaquable, la protection juridique est utilisée de plus en plus à tout va pour n’importe quoi», observe Stéphane Baudat. Un phénomène qui «participe au minage du système», confirme le préfet de la Gruyère, Patrice Borcard.

Des chambres d’enregistrement?

Une autre mutation est en train de rogner le pouvoir des communes. «L’augmentation de la législation depuis les années 1970 est invraisemblable, déplore le professeur Bernard Dafflon. Les communes sont devenues des exécutantes de lois cantonales et fédérales.»

Cette tendance se manifeste sur des sujets très concrets. Le classement des terrains en zones constructibles ou non constructibles, par exemple: les communes doivent systématiquement faire valider leurs plans par le canton. Ou encore l’épuration des eaux: il faut augmenter leurs taxes pour refléter le coût futur des installations. «Mais comment voulez-vous faire passer la taxe de 80 centimes à 2,70 francs pour des investissements mal définis? s’emporte Bernard Dafflon. La mesure est censée être acceptée en assemblée communale, mais en fait il n’y a pas le choix, car cela a déjà été décidé au niveau fédéral!»

La commune devient de plus en plus une chambre d’enregistrement de directives cantonales ou fédérales. Une subordination bien mise en évidence lors de la réforme de la fiscalité des entreprises: ce projet fédéral, baptisé RFFA, a entraîné une baisse des taux dans toute la Suisse et forcé les communes fribourgeoises à s’aligner. «On se retrouve du jour au lendemain à devoir compenser une baisse de 25% des revenus de l’impôt sur les entreprises», se plaint Bernard Dafflon.

Structures techniques

En parallèle, les communes délèguent une part croissante de leur pouvoir à des associations, les intercommunalités. Police, école, pompiers, protection civile: le noyau dur des missions est délégué à des structures techniques aux noms parfois obscurs, comme la STRID qui gère les déchets du Nord vaudois. Siéger dans ces assemblées représente une charge de travail supplémentaire pour les élus de milice, presque un second mandat en parallèle du premier.

«Dans ces structures, on est entre nous et ce qu’on fait est très peu répercuté auprès de la population, note Pierre Dessemontet, qui siège dans plusieurs intercommunalités comme élu d’Yverdon. On a une perte de démocratie pour un gain d’efficacité.» Et ce, même si le travail des associations de commune est plus opérationnel que politique.

Plus grand, mieux payé, plus intéressant

Face à ces pressions, à quoi ressemblera la commune du futur? Elle sera forcément plus grande, sur le modèle alémanique, ne serait-ce que pour compenser l’absence de vocations à siéger dans des exécutifs.

«Trouver des municipaux, c’est le nerf de la guerre», observe Claude-Alain Cornu, syndic de Montanaire dans le Gros-de-Vaud. Dans les petites communes, «ça devient aussi compliqué de trouver du personnel administratif, car le travail a souvent lieu le soir et on ne peut pas les rémunérer aussi convenablement que ce que voudrait la norme d’aujourd’hui».

Autrefois, la plus grosse commune du coin, Thierrens, comptait moins de 700 habitants. En fusionnant en 2013 pour former Montanaire, elle et ses voisines ont créé un ensemble de 2606 habitants, qui paie mieux son personnel et rend le travail des élus plus intéressant. Une secrétaire communale peut gagner 80 000 francs par an. La rétribution des membres de l’exécutif est passée de 35 francs à 45 francs de l’heure.

Avec son forfait de 1500 francs par mois liés au poste de syndic, Claude-Alain Cornu, qui tient un commerce de pneus en parallèle de son mandat politique, atteint un revenu de 3000 francs pour quelque 60 heures par mois.

Plutôt correct, mais là n’est pas le gain essentiel de la fusion, selon lui: «On a beaucoup de projets intéressants, du coup personne n’est fatigué.» L’exécutif de Montanaire n’a connu que deux départs pour raison de santé depuis 2013.

Avec un budget annuel de 13 millions de francs, la commune peut s’offrir des infrastructures dont les villages d’antan pouvaient seulement rêver. Comme le terrain de sport à 2 millions inauguré en 2017. Du coup, l’ambiance dans la municipalité est excellente, assure Claude-Alain Cornu: «On s’entend bien, on a du plaisir à se voir, on fait des sorties à ski ensemble, beaucoup nous envient», explique le syndic.

Pression financière

Reste quand même un sérieux souci. Pour appliquer les politiques dictées par le canton, la commune dépense beaucoup et peine à équilibrer son budget. L’accueil continu des enfants à l’école le midi et les devoirs surveillés coûtent 585 000 francs aujourd’hui, contre 74 000 francs il y a six ans. La contribution de Montanaire au filet social vaudois (la «facture sociale») atteint 1,3 million, 10% du budget.

«On doit freiner certaines dépenses, on a peu de marge, on doit vraiment serrer les boulons partout», se plaint Claude-Alain Cornu. Cette pression financière accélère la course aux fusions, puisque les petites communes reçoivent moins de fonds cantonaux au titre de la péréquation.

Patrice Borcard, le préfet de la Gruyère, voit encore plus grand. Il a proposé de transformer les 25 communes de son district en une seule. «Les missions que les communes sont légalement chargées d’accomplir ne peuvent plus l’être au niveau communal, écrit-il dans un rapport sur son projet de commune unique. Sur les 63 tâches communales, entre les 2/3 et les 3/4 sont assumées à l’extérieur des frontières communales.»

La milice, valeur d’avenir

Faut-il pour autant imaginer des entités géantes, gérées par des administrateurs professionnels qui supplanteraient les miliciens débordés? Non, répondent à l’unisson les syndics et spécialistes interrogés. D’abord parce que diriger une commune de 3000 habitants ou à peu près reste à la portée des miliciens, estime Claude-Alain Cornu. A condition que ceux-ci aient pu se faire la main dans la gestion de sociétés locales, par exemple.

Les Girons, ces fêtes de jeunesse campagnardes des cantons de Vaud et de Fribourg, «permettent d’entraîner les gens à l’instinct civique, estime le syndic vaudois. On a la chance d’avoir 23 sociétés locales sur Montanaire. Si ça se perd, ça va être difficile d’assurer la relève.»

La plus-value de la milice n’est pourtant pas la compétence, mais le fait qu’élus et population font corps. «Ici, vous avez la vision de la base, vous recevez le même bordereau d’impôt que vos concitoyens», rappelle Stéphane Baudat, le syndic de Treycovagnes. L’élu de milice est, selon lui, plus à l’écoute, plus respectueux.

Il illustre son propos par une anecdote. Un jour, il a dû organiser dans l’urgence l’expulsion d’une femme chassée de son domicile par un divorce. Un fonctionnaire se serait sûrement acquitté de sa tâche sans états d’âme. Mais lui a préféré repousser l’échéance, tant cette mission lui pesait. L’expulsion a été ajournée et la femme a fini par quitter sa maison volontairement.

A l’avenir, le défi sera de porter les communes à un niveau suffisamment professionnel, sans perdre ce lien vital avec la population.

«Il y a beaucoup de différences entre les communes suisses, mais leur point commun est que les habitants ont le sentiment que c’est leur commune, conclut le politologue Andreas Ladner. Cela distingue clairement les communes suisses du reste de l’Europe. Ici, on paie son impôt à la commune, qui en retour doit demander l’approbation des citoyens. Cela crée un lien direct avec ce qui se fait. Les habitants sont comme des actionnaires de leur commune.»


De Vaud à Fribourg, quatre communes en difficulté

Querelles d’ego, mésententes, fuites d’informations et luttes intestines peuvent empoisonner la vie d’un exécutif communal, au point de rendre son fonctionnement difficile ou impossible. Zoom sur quatre psychodrames qui ont agité la presse régionale ces derniers mois.

Ogens VD

Avec moins de 300 habitants, la petite commune du Gros-de-Vaud n’a pas participé à la fusion qui a absorbé ses voisines dans le nouvel ensemble de Montanaire. Ces derniers mois, elle a connu, selon le mot d’un élu de la région, un «festival de démissions» qui seraient liées à des «conflits entre familles locales».

«Le syndic et la secrétaire démissionnent», titrait le journal La Région Nord vaudois en mars dernier. En cause, «des attitudes [et] un climat de tension qui perdure», écrivait le journal. Qui précisait encore: «En 2006 déjà, les élections communales avaient été le théâtre d’une véritable cabale, organisée dans la plus grande discrétion. Plus récemment, [un] nouvel élu à la Municipalité a eu à affronter un candidat clairement soutenu par les familles «historiques» du village.» Aujourd'hui, ces conflits seraient apaisés et une «très bonne entente» règnerait à la commune, selon la syndique Muriel Dauphin. 

Hauteville FR

A la suite d’une triple démission, celle du syndic, d’une femme membre de l’exécutif et de la secrétaire communale, un administrateur a dû être nommé par le préfet pour reprendre les rênes de cette commune de quelque 650 habitants, située au bord du lac artificiel de Gruyère.

Selon le journal La Gruyère, la préfecture a attribué les démissions à un «climat délétère [et à des] tensions existant entre certains membres du Conseil». Elle précisait encore: «La confiance entre les membres de l’exécutif a tout simplement disparu. Individuellement, tous souhaitaient le bien pour la commune, mais ils n’arrivaient plus à s’entendre. Les relations entre les conseillers se sont érodées au fil du temps et le manque de travail collectif s’est fait de plus en plus ressentir.»

Bassins VD

Elle aussi frappée par une triple démission, cette commune de quelque 1300 habitants sur la Côte vaudoise n’a plus de municipalité en état de fonctionner, écrivait 24 heures le 26 septembre. Les trois membres partants de l’exécutif ont lu une déclaration au moment de quitter leurs fonctions: «Les rapports entre les membres de la municipalité se sont détériorés bien au-delà de ce que d’aucuns pourraient imaginer, atteignant un point de non-retour», ont-ils affirmé.

Comme souvent dans ce genre de cas, la forte personnalité du syndic, Didier Lohri, en poste depuis plus de vingt ans, a joué un rôle dans cette crise. «Le syndic a de la poigne, a expliqué le préfet Jean-Pierre Deriaz à 24 heures. Les trois qui s’en vont sont usés à force d’essayer de faire passer leurs idées. Il y a eu des séances de municipalité qui ont duré jusqu’à 1 h du matin et, à la fin, ils ont cédé.»

Saint-Sulpice VD

L’an dernier, la riche commune de l’Ouest lausannois a été prise en otage par un conflit entre sa secrétaire communale et un membre de l’exécutif qu’elle accusait de mobbing. Accusation finalement démentie, mais le municipal en question est parti, de même que la secrétaire communale, chacun ayant dans l’intervalle connu plusieurs mois d’arrêt maladie.

Un audit a en outre constaté une gestion inadaptée et obsolète du personnel communal. Le syndic, Alain Clerc, qui a pour l’instant survécu aux turbulences, invoque une surcharge de travail liée au développement et à l’urbanisation de la région: «Nous avons été dépassés par la croissance rapide qu’a connue la commune», a-t-il dit à 24 heures.