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Une minorité extrême en voie de reconnaissance. La Genève transsexuelle

Il y a moins d'un mois, la mort d'Isabella, prostituée poignardée aux Pâquis, a bouleversé tous ceux et celles qui ont suivi le même parcours qu'elle. Ce drame est survenu dans une ville qui s'efforce, peut-être mieux que toute autre, d'accompagner les personnes qui se sont lancées dans une transformation de leur identité sexuelle.

C'est un crime qui a réveillé les questions. Isabella, transsexuelle et prostituée, est morte le mois dernier dans son appartement genevois du quartier des Pâquis, poignardée par un client. Se sentant femme dans un corps d'homme, elle avait depuis longtemps inversé ce coup du destin pour retrouver un sexe féminin, dans sa chair et sur ses papiers d'identité. Maladroitement relatée par les médias, sa mort a mis en lumière la difficulté largement répandue d'appréhender la transsexualité. Comme l'a d'ailleurs montré un article du Temps qui hésitait entre les pronoms personnels masculins et féminins en parlant d'Isabella (LT du 13.01.2004). Le changement de sexe recouvre pourtant une réalité de plus en plus installée et reconnue dans la société. A Genève en particulier.

«Ici, c'est urbain, je me sens plus anonyme. Dans la rue, on ne me regarde pratiquement pas.» Erica sait de quoi elle parle. De son passé masculin, elle a gardé une haute taille et de larges épaules qu'elle compense par un habillement outrageusement féminin. Originaire d'une petite bourgade de Normandie, elle a connu les lourds silences, les quolibets et surtout l'impossibilité de mettre un nom sur ce qui lui arrivait. «Il n'y avait aucune information, aucune structure d'aide, rien. Le désert absolu. J'ai passé ma vie à m'habiller en femme en cachette et à vivre comme un homme marié à l'extérieur.» A 42 ans, Erica est opérée depuis peu et travaille comme aide hospitalière. Mais son passé de souffrance et de refoulement, la coupure douloureuse avec sa famille trop traditionnelle pour l'accepter lui ont laissé des fragilités terribles: une profonde dépression et plusieurs tentatives de suicide. «Si j'avais pu avoir de l'aide plus tôt, comprendre ce qui m'arrivait et être mieux accompagnée, j'aurais sûrement mieux vécu mon destin. A Genève, aujourd'hui, c'est possible.»

Un seul pôle d'information

Erica est une des militantes les plus actives de l'association genevoise 360° qui propose depuis trois ans des groupes de parole sur la transsexualité, ainsi qu'une ligne de permanence téléphonique. «C'est là que j'ai mes amis actuels. Les autres, je les ai pratiquement tous perdus.» Sandra Mansi, animatrice de ces groupes, mesure le soulagement de ceux qui viennent la voir. «Nous sommes le seul pôle d'information dans la région. Je reçois des gens de Grenoble, d'Evian, de tous les cantons romands. Les quelque 70 personnes que nous connaissons viennent de tous les horizons sociaux, cadres ou universitaires, chômeurs ou mécaniciens, hommes et femmes à égalité. Certains ont une histoire de vie ravagée par leur secret, d'autres, souvent les plus jeunes, la vivent mieux grâce à un entourage plus ouvert. Mais tous partagent cette souffrance: être né dans un sexe anatomique qui n'est pas leur sexe mental.»

Genève est aussi à l'origine du seul site Internet de Suisse romande sur la question. dysphorie.ch a été créé en 1998 par une transsexuelle webmaster. Complet, sérieux, le site aborde les problèmes juridiques lors du changement d'identité, donne des adresses de médecins, explique les opérations possibles: toutes les informations sont exposées simplement, en pleine lumière. On est très loin de l'ombre qui a pesé si longtemps sur la vie d'Erica. On y apprend que la transsexualité est reconnue juridiquement en Suisse depuis 1945, et depuis 1994 par les assurances maladie qui couvrent au moins 80% des coûts d'une opération de changement de sexe (35 000 francs d'homme à femme, plus du double de femme à homme). Cette étape franchie, les modifications suivent automatiquement à l'état civil. A défaut de statistiques fiables, on estime à une sur 35 000 naissances le nombre de personnes concernées par ce trouble de l'identité, dont les causes restent encore floues. L'hypothèse actuelle la plus sérieuse est liée à la configuration du cerveau: une zone conditionnerait le sentiment d'être un homme ou une femme et serait inversée chez les transsexuels.

«Ou je me change, ou je me flingue»

Le climat d'ouverture qui règne à Genève est renforcé par la présence d'un chirurgien lausannois faisant figure de référence mondiale en matière de chirurgie transsexuelle. Paul-Jean Daverio et son équipe ont en effet développé des techniques, notamment pour le passage de femme à homme, qui sont devenues des standards reconnus et appliqués aux Etats-Unis. Il pratique environ deux opérations par mois et a déjà à son actif plus de 400 transformations. Grâce à ce développement, changer de sexe est devenu un parcours certes très difficile, mais désormais clairement établi et reconnu. «La douleur est surtout en amont de la décision de changer de sexe, explique Juliette Buffat, psychiatre et sexologue spécialisée dans l'accompagnement des transsexuels. Dans la période de leur vie faite de déni et de dépression, vécue soit dans la marginalisation, soit dans une adaptation forcée à la normalité. Un jour, ils finissent par craquer et se disent «ou je me change, ou je me flingue». Il n'y a pas d'âge pour cette prise de conscience.»

«A partir du moment où j'ai réalisé que c'était possible, tout s'est relativement bien passé», raconte Pierre, aujourd'hui métamorphosé en un séduisant jeune homme de 32 ans. Les yeux vifs, soigneusement mal rasé, il est visiblement à l'aise dans sa virilité. Au-delà de la souffrance initiale, il a réussi sa mutation. «L'annonce de ma transsexualité a soulagé tout le monde. Mes parents étaient certes culpabilisés, mais ils avaient surtout peur pour ma santé. Maintenant que je recommence à vivre, ils sont plutôt fiers de moi. Certains amis m'avouent même que cela me va beaucoup mieux. Mais la plupart des gens ne remarquent rien.» Il a suivi le processus classique: deux à trois ans de thérapie pour qu'un psychiatre donne le feu vert. Suivi de deux années de changements hormonaux surveillés par un endocrinologue et le psychiatre. Puis le test de la «vie réelle», le plus éprouvant: une année pour vivre en plein jour sa nouvelle identité. Pour aboutir finalement à l'opération elle-même.

Pas de communauté transsexuelle

Si Genève permet aux transsexuels de se réaliser, elle ne connaît pas vraiment de «milieu» transsexuel. A part les groupes de rencontre de 360°, aucun lieu public ne leur est particulièrement dédié. «Par définition, on préfère se fondre dans l'anonymat, explique Anne. Et vivre comme l'homme ou la femme que nous sommes enfin. Le besoin de militer vient souvent de ceux pour qui cette transformation a été compliquée ou dont l'image est difficile à assumer.» Ce n'est pas son cas. Rayonnante sous ses longs cheveux blonds, Anne n'est pas encore une femme au sens physiologique du terme, elle devrait être opérée cette année. «J'ai une chance folle d'être plutôt belle en femme sans devoir forcer le trait. Tout est plus facile pour moi. Mais je m'accepte aussi telle que je suis: une transsexuelle. Je ne serai jamais une femme aussi parfaitement que je le souhaite. C'est ma vérité, l'opération n'y changera rien, et j'en suis plutôt fière.»

Outre son image agréable, Anne a également l'avantage de posséder une formation professionnelle de haut niveau: elle n'a aucun problème pour trouver du travail. Depuis quelques années, beaucoup d'entreprises se sont ouvertes à la transsexualité. A l'université comme dans les transports publics, le changement est désormais accompagné par le service des ressources humaines. D'autres milieux professionnels typiquement masculins peinent encore à accepter ces transformations. «Finalement, le plus dur c'est l'image de soi qu'on voit dans le regard des autres, résume Anne. La façon dont on va être aimé dans cette image, ou rejeté. C'est notre angoisse la plus profonde.»