Ils étaient près de 13 000 à défiler dans les rues de Lausanne, le vendredi 15 mars, pour réclamer des politiques plus ambitieuses face au défi du changement climatique. Le ciel gris n’a pas eu raison de la détermination des manifestants. Ni de leur bonne humeur, qui contraste avec leurs messages d’alerte sur l’état de la planète. D’une grève à l’autre, ils ont peaufiné slogans et discours, amené leurs amis, leurs parents et même des instruments de musique. Le cortège est parti peu après 10h30 au rythme d’une «fanfare pour le climat».

Pendant ce temps, dans un vaste écho planétaire, d’autres marches avaient lieu dans toutes les villes de Suisse, entre Genève et Saint-Gall. Mais aussi à Paris, Lisbonne, Vienne, Londres, Berlin, New Delhi, Sydney, ou encore Hongkong. En tout, plus de 1700 événements dans 112 pays, selon le site du mouvement FridaysForFuture.

Les rangs des activistes pour le climat n’en finissent plus d’enfler. En Suisse, la première grève du vendredi avait attiré 400 personnes à Zurich le 14 décembre, puis 4000 la semaine suivante en gagnant d’autres villes alémaniques, avant d’essaimer en Suisse romande et de rassembler environ 60 000 personnes le 2 février dernier. Le Prix Nobel Jacques Dubochet, large sourire, attend le signal de départ au bas du Petit-Chêne: «C’est incroyable! Il y a encore plus de monde que la dernière fois», dit-il en embrassant du regard la foule qui déborde dans toutes les artères reliant la gare de Lausanne.

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Mouvement planétaire

Cette évolution confirme l’ampleur historique d’un mouvement planétaire, qui a commencé par une action individuelle de Greta Thunberg. La collégienne suédoise de 16 ans, devenue l’icône d’une génération inquiète pour la planète, a commencé en août 2018, à la fin d’un été caniculaire, à s’asseoir devant le parlement suédois et exiger des mesures pour réduire les émissions de CO2. Son geste s’inspirait des marches d’étudiants américains, qui, quelques mois plus tôt, avaient quitté leurs salles de classe par milliers pour demander aux autorités des mesures contre les armes à feu après une tuerie en Floride.

A son tour, Greta Thunberg a inspiré: «Elle parle de son avenir à elle. Et c’est le nôtre aussi», explique Lelio, 12 ans, alors que le cortège s’engouffre dans l’avenue Louis-Ruchonnet. L’écolière de Vallorbe est venue avec quatre camarades de classe. Ce qu’ils veulent? «Faire changer les politiciens!» s’exclame Aline, comme si c’était une évidence.

«On rate les cours pour sauver le monde», clame une pancarte tenue par une jeune fille au loin. Grève scolaire pour le climat: cette drôle d’idée a provoqué une réaction en chaîne d’une ampleur sans précédent dans l’histoire des mouvements écologistes. La collégienne suédoise, qui vient d’être proposée pour le Prix Nobel 2019, et des milliers d’autres avec elle s’imposent soudain comme des partenaires de discussion dans le monde politique. Le mouvement international a envoyé 60 représentants cette semaine au Parlement européen à Strasbourg, pour parler climat avec des élus. En Suisse, une délégation a rencontré la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga fin février. «Cinquante ans que je lutte. On m’a traité d’écolo avec condescendance. Eux, on les prend au sérieux», remarque un militant de longue date, de l’admiration dans la voix, tandis que la foule entonne un air désormais connu – «Et un, et deux, et trois degrés. C’est un crime contre l’humanité!»

Une leçon de mobilisation

A chaque nouvelle vague, ces marcheurs pour le climat contribuent à transformer l’image d’une génération que l’on croyait dépolitisée, indifférente. Ils se révèlent informés et soucieux du monde. Ils lisent les rapports scientifiques et forment leur opinion à l’aide d’articles de la presse internationale ou de chaînes YouTube engagées. Ouverts au dialogue, ils argumentent à coups de slogans plein d’humour, donnant au monde une grande leçon de mobilisation politique. Les jeunes façonnent ce mouvement, mais sont aussi travaillés par lui: «Depuis que j’ai commencé à manifester, j’ai arrêté de jeter mes mégots par terre, je prends la voiture le moins possible», dit Marianne, gymnasienne de 19 ans, alors que le cortège passe devant le Lausanne Palace sous le regard médusé de clients pressés.

Leur jeunesse et la sympathie qu’ils inspirent sont assurément un atout. Usant de la peur comme d'un levier, ils pourraient s’assimiler aux mouvements populistes. Mais, plutôt que d’aiguiser la haine, leurs slogans véhiculent de l’espoir. C’est bien ce message qu’Emmanuel, étudiant à l’EPFL, 28 ans, souhaite faire passer avec son slogan «Libérez les cyclistes enfermés dans les voitures»: «Oui, le défi de la crise climatique est immense. Mais nous avons aussi des solutions sous la main. Et elles sont parfois très simples, comme prendre le vélo!»

Une organisation rapide et efficace

Une autre de leurs forces réside dans leur maîtrise des moyens de communication et leur rapidité à mobiliser. Ils s’organisent via messagerie, au-delà des frontières linguistiques, en anglais s’il le faut, défiant le Röstigraben. Les débats perdurent au-delà de la rue dans ces espaces numériques, contribuant à créer, d’une grève à l’autre, un sentiment d’appartenance à ce qu’on appelle déjà la «génération climat».

Les badauds écarquillent les yeux devant la foule, qui passe désormais la place Saint-François et s’achemine le long de l’avenue Benjamin-Constant. Des clients attendent devant Credit Suisse, qui a verrouillé ses portes devant cette marée humaine. Sa façade a été barbouillée d’empreintes de mains à la peinture rouge. Un peu plus loin, vers midi, un groupe de militants s’introduit dans les locaux des Retraites populaires pour réclamer que cette institution de droit public exclue les investissements dans les énergies fossiles. Les activistes s’inspirent de groupes comme Extinction Rebellion, né en 2018 au Royaume-Uni, qui prônent des actions de désobéissance civile pour frapper les esprits.

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Contorsions politiques

Les premiers effets se font sentir, surtout symboliques. Plusieurs villes dans le monde ont décrété un état d’urgence climatique, dont le canton de Bâle-Ville en Suisse. Des élus relaient leurs revendications au sein de parlements locaux. Des gymnases décident de bannir les vols en avion pour leurs voyages d’étude. Et, à quelques mois des prochaines élections fédérales, la température monte au sein des partis, alors que les sondages annoncent une poussée verte dans les urnes. On a vu le PLR se contorsionner, lorsque sa présidente, Petra Gössi, a annoncé un «repositionnement» sur les questions environnementales. Le détournement de ses initiales (FDP en allemand) en «Fuck de Planet» brandi durant les manifestations a mal passé. C’est l’un des effets les plus notoires du mouvement: imposer le thème de la crise climatique dans le débat public, à large échelle.

Jusqu’ici, avec leur organisation horizontale et un discours prônant le bien du plus grand nombre, ils parviennent à rassembler. Ils ont derrière eux un soutien de taille: le monde scientifique, dont 23 000 représentants ont signé cette semaine un texte qualifiant leurs demandes de «fondées et légitimes». Mais parmi les militants, certains souhaitent voir le discours se radicaliser. Les pancartes qui brocardent le capitalisme, la globalisation, les multinationales fleurissent au-dessus des têtes. Les assemblées des activistes pour le climat connaissent les mêmes tiraillements que ceux qui parcourent l’histoire du mouvement écologiste, entre anticapitalistes convaincus et ceux qui pensent que le changement est possible à l’intérieur du système. Romain, bâton de pèlerin en main sur le bitume lausannois, espère plus qu’un grand débat sur le climat, une révolution: «Gandhi a commencé avec vingt personnes. A la fin ils étaient 300 millions», dit-il. Fidèle à ses idées, il vit dans une yourte, quelque part dans la nature entre Lausanne et Genève.

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Jacques Dubochet, qui a glissé entre-temps en queue de peloton, remarque: «Il y a toujours un risque d’éclatement idéologique. Mais cette fois il est moins grand, car leur but est clair: sauver leur avenir.» Pour le chimiste, le défi consiste surtout à toucher une classe politique peu disposée à entendre les appels au changement: «Einstein disait: «Les opposants, je ne peux pas les convaincre, alors j’attends qu’ils meurent.» Pour le coup, les jeunes ont l’avantage.»

Sentiment d’urgence

«We are not like dinosaur, we can evit our own extinction»: la phrase s’affiche sur une grande bannière tenue par un groupe d’étudiants hilares. Ce mouvement surgit dans un contexte particulier. Extinction des espèces, feux de forêt, fonte des glaciers: le monde se transforme. Avec l’Accord de Paris, en décembre 2015, 193 Etats se sont engagés à contenir le réchauffement global de la planète sous la barre des 2°C d’ici à la fin du siècle, reconnaissant dès lors la responsabilité de l’homme dans le réchauffement. Pourtant ils ne semblent pas prêts à prendre les mesures nécessaires pour transformer en actes leurs engagements. Et, pendant ce temps, les climatosceptiques gagnent du terrain avec comme figure de proue Donald Trump, Jair Bolsonaro et Vladimir Poutine. Tout cela contribue au sentiment d’urgence qui caractérise ce mouvement.

«On nous enseigne depuis tout petit qu’il faut recycler, penser au bien de la planète. Puis on arrive à l’âge adulte et on constate que, dans le monde réel, ce principe n’est pas appliqué», souligne Leonardo, 17 ans, tenant une pancarte «System change not climate change». Cette génération, contrairement à celle des Trente Glorieuses qui gouverne, a grandi abreuvée de recommandations pour soigner l’environnement. Les parents achètent bio et posent des panneaux solaires sur le toit de leurs maisons. «La responsabilité individuelle compte, mais elle ne suffit pas, ajoute Leonardo. Le gouvernement doit imposer des règles plus strictes aux entreprises.»

Greta Thunberg a mis des mots sur ce sentiment: «Certains disent qu’on est tous coupables. C’est un mensonge confortable. Car si tout le monde est coupable alors personne n’est responsable. Or, il y a bel et bien des responsables. Quelques entreprises, quelques décideurs, qui savent très bien quelles valeurs inestimables ils sacrifient pour accumuler plus d’argent», dit-elle. En pointant du doigt les structures du pouvoir, elle fournit un puissant levier de mobilisation aux militants. A quoi bon aller à l’école si les décideurs ignorent ce que disent les scientifiques? Leur regard neuf permet de raviver un discours qui avait perdu en intensité à force d’être ignoré. Ils sont peut-être inexpérimentés, parfois naïfs ou pleins de contradictions, mais ils portent une autre légitimité: ce sont eux qui subiront les effets des politiques qu’ils dénoncent.

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