La Suisse abritera bientôt 9 millions d’habitants. Certains craignent un pays surpeuplé, trop à l’étroit, d’autres y voient le signe d’une Suisse qui se porte bien, qui innove. Mobilité, emplois, logements, natalité et vieillissement: cette croissance pose de nombreuses questions. Le Temps vous propose un dossier spécial.

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Peut-on prôner une réduction de notre impact sur la planète sans songer à la démographie? La question divise le camp écologiste depuis des décennies. Y compris en Suisse: suite à la publication des premiers rapports du Club de Rome, des intellectuels ont fondé en 1971 la «Communauté de travail pour les questions de population», qui deviendra en 1987 l’Association écologie et population, plus connue sous le nom d’Ecopop. Son credo: limiter l’immigration pour préserver les ressources naturelles.

En 2014, les Suisses balayaient cette doctrine dans les urnes, refusant à 74% une initiative d’Ecopop proposant de limiter à 17 000 le nombre d’immigrants par an. De façon générale, les milieux écologistes aussi ont petit à petit abandonné la question démographique, rassurés par les projections de l’ONU qui esquissent un plafonnement de la population mondiale à 10 milliards d’habitants vers 2100, et par le fait que les pays occidentaux (dont le mode de vie est le plus pollueur) ont achevé leur transition démographique.

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Question taboue

Mais depuis quelques années, avec l’émergence tardive de l’urgence écologique et des engagements ambitieux des Etats, la question est réapparue. Et elle dérange. En témoigne cette anecdote rapportée par le magazine Socialter, dans le cadre d’un dossier intitulé «Trop nombreux?»: le penseur français Serge Latouche, figure centrale de la pensée écologique et directeur d’une collection traitant de la décroissance, a voulu faire publier un ouvrage de l’auteur Michel Sourrouille consacré à Thomas Malthus, père de la pensée nataliste. En vain: le livre a été rejeté net par l’éditeur, preuve pour Serge Latouche que «le sujet est miné».

Transports, chauffage, consommation: dans tous ces domaines, un accroissement de la population génère plus de pollution. «Parler de durabilité sans prendre en compte le nombre de personnes est malhonnête, surtout dans un pays riche comme la Suisse. En effet, tout le monde vient chez nous pour gagner plus d’argent. Or plus on est riche, plus on consomme, voyage et plus on nuit au climat et à la biodiversité», pointe Andreas Thommen, directeur du comité d’Ecopop, qui est resté actif surtout en Suisse alémanique.

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Dans son Plan climat promulgué en 2020, le Conseil d’Etat vaudois va dans le même sens: «Les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre énoncés ici doivent notamment tenir compte d’un facteur important: l’évolution démographique. En effet, l’accroissement de la population que connaît notre canton rend le défi de la réduction des émissions encore plus laborieux», écrit-il en page 18 du document. Mais pas impossible: malgré l’accroissement de la population vaudoise (200 000 nouveaux habitants depuis l’an 2000), «le bilan carbone 2022 du canton indique une diminution en valeur absolue des émissions dans passablement de domaines, à l’exception de la mobilité», indique Rémi Schweizer, délégué cantonal au climat. C’est pourquoi, selon lui, la clé de la transition réside moins dans la démographie que dans «les gains d’efficacité, les changements de pratique et la densification».

Construire la ville en ville

Genève en est l’exemple. Depuis trente ans, le canton a stabilisé ses émissions de CO2 tandis que sa population a augmenté d’un quart. Pour le conseiller d’Etat écologiste Antonio Hodgers, ce premier pas a été possible grâce aux infrastructures déjà existantes de ce territoire très urbain. «Cela renvoie à une réalité contre-intuitive: c’est en construisant la ville en ville que l’on peut aller vers une société durable. D’un point de vue écologique, une Suisse à 9 millions territorialement cohérente est préférable à une Suisse à 7 millions étalée où la villa est la norme et la voiture une nécessité», estime-t-il.

De plus, lier la question climatique à la démographie est «un terrain glissant» d’un point de vue éthique, poursuit le magistrat: «Soit on tombe dans une perspective néocolonialiste, en faisant porter le problème du réchauffement aux peuples les plus pauvres, qui sont aussi les moins pollueurs. Soit on tombe dans une vision déresponsabilisante, où l’on veut rester petit pour mieux continuer à polluer et à s’étaler. A mes yeux, personne n’est en trop sur cette terre: le problème n’est pas tant celui du nombre que celui de l’organisation sociale et territoriale des habitants».

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Parfois traité de «super-bétonneur» pour sa politique de densification, le ministre a fait calculer par ses services que si les actuels habitants de la zone villas (13% de la population) vivaient dans la même densité que le reste de la population, c’est-à-dire dans des immeubles de cinq à six étages, le canton pourrait accueillir environ 300 000 habitants supplémentaires, sans toucher aux zones agricoles ou naturelles. A ses yeux, «une ville plus nombreuse n’est pas une ville moins heureuse», prenant pour preuve le classement des villes les plus agréables du monde établie par The Economist, où Genève (sixième) n’est devancée que par des métropoles plus imposantes.