«Je vivais beaucoup la vie du village, courant volontiers les caves amies (elles l'étaient toutes), allant prendre un verre à la Consommation entre les sacs de polenta et les tonneaux de merluches, le dimanche allant surprendre les mayens où l'on dansait en cachette.» C'était à Lens au début du siècle, Lens (prononcez liiiiinsse sous peine d'excommunication immédiate) adorable village tassé au pied d'une colline forestière sur le Haut-Plateau, ancien centre d'un ensemble de quatre communes appelé le Grand Lens et d'où allaient surgir bientôt les stations de Crans et de Montana. C'était à Lens et l'homme qui parle, écrivant à Maurice Zermatten, est un peintre Vaudois, Albert Muret, tombé tellement amoureux de la région qu'il y vivra pendant vingt ans, peignant de façon quasi obsessionnelle le village dans ses recoins et états, aussi bien saisonniers que laborieux ou religieux.
Muret et Lens artistiquement ne font qu'un. A tel point qu'en 1919, au moment où Muret quitte le Valais, il abandonne également la peinture, pour finir professeur de dessin dans un lycée vaudois. Si Muret est un peintre de talent certain, son seul renom n'aurait pas suffi à faire un temps de la région de Montana une terre artistique précédant d'un souffle la vague touristique. Or Muret n'est pas seul. Il a un beau-frère qui deviendra célèbre, le peintre René Auberjonois. C'est d'ailleurs avec lui qu'il découvre le plateau de Montana en 1901. Puis tout s'enchaîne. Auberjonois présente Ramuz à Muret qui lui transmet le virus de Lens. A Lens, Ramuz vivra deux ans, y trouvera l'inspiration pour plusieurs de ses livres, La Séparation des races, Jean-Luc persécuté, etc., et y amène Stravinski, à l'époque de leur collaboration pour L'Histoire du soldat. Ce qui conduit l'historienne de l'art Sylvie Doriot Galofaro à penser que la célèbre œuvre a été conçue «dans la maison aux volets bleus de Muret, qui se trouvait au sommet du village». Avant de reconnaître que les raisons des visites de Ramuz et de Stravinski à Muret ne sont pas que d'ordre artistique: «On sait que les amis venaient goûter la cuisine de Muret car le peintre fut non seulement peintre et écrivain mais chasseur et excellent cuisinier», concepteur par exemple d'une recette intitulée les cœurs de poireaux à la lensarde. Si l'on ajoute à ce glorieux quatuor les peintres ayant occasionnellement peint la région – Kokoschka, avec un somptueux gribouillage qui donne en 1947 une vision incroyablement sauvage et rustique du «village de Montana», Hans Erni, Ferdinand Hodler, Charles-Clos Olsommer ou Edmond Bille –, si l'on déterre encore les peintres du cru, les originaux venus de partout y poser leur chevalet, on arrivera à concevoir une exposition qui tient debout et qu'on intitulera Les peintres du Grand Lens, avec à la clé un livre signé Michel Lehner, le spécialiste de la voisine école de Savièse.
Une exposition scindée en deux lieux: le Régent à Montana et le Musée du Grand Lens, à Lens. Sur la vingtaine de peintres exposés, un seul, Salvator Bray – dont Michel Lehner nous apprend qu'il fut élève diplômé de l'Académie de peinture de Brera et que, «d'une discrétion absolue», il «ne parlait que très rarement de sa campagne militaire de Russie» –, un seul donc y est venu pour des raisons éminemment touristiques.
Salvator Bray en effet paraît être le seul skieur de la bande. Pour les autres, le président du gouvernement, Serge Sierro, préfacier du livre de Michel Lehner, avance l'explication de «l'étonnante lumière» des lieux. Il y a davantage, pourtant, une véritable symbiose entre des artistes et un coin de pays aujourd'hui disparu – quand bien même le village de Lens a su garder un charme fou – et, si la région attire maintenant les foules, son rôle d'aimant artistique est bien terminé. Muret l'avait dit clairement: «Ce pays m'enchantait et, par pays, je n'entends pas seulement le paysage, mais encore le climat, la population, les coutumes et tous ces éléments pondérables et impondérables qui font la beauté de la vie.»
L'exposition «Les peintres du Grand Lens» est ouverte du 16 juillet au 10 septembre 1998 au Musée du Grand Lens, à Lens, et au centre de congrès du Régent, à Montana.