Quelques flaques de sang maculent le goudron. Une odeur de viande enveloppe la bâtisse de béton. Entre Viège et Brigue, dans le Haut-Valais, des véhicules tout-terrain se succèdent au poste de contrôle de Gamsen. Dans le froid de novembre et dans une ambiance conviviale, les chasseurs pèsent un à un leurs prises sous le contrôle des fonctionnaires. Ce sont surtout des biches, et parfois des faons. Un homme barbu coordonne l’opération: «On n’avait plus vu ça depuis longtemps.»

Chef d’arrondissement au Service de la chasse, Sven Wirthner arrive le dernier, flanqué de sa chienne Andira. Un peu fatigué, il a longtemps recherché une bête blessée. Pour lui, «tout s’est bien passé». La journée d’ouverture a été prolifique. Sur l’ensemble de la semaine, les objectifs ont été atteints dans trois des quatre zones très définies où l’Etat du Valais a organisé, exceptionnellement, une chasse au cerf complémentaire: près d’une centaine de bêtes ont été abattues.

Menace pour les forêts

Dans le Haut-Valais, et dans les environs de la station de Riederalp en particulier, la population des cerfs rouges menace les forêts de protection qui doivent préserver les pistes de ski et les habitations des avalanches. Friands de jeunes pousses, les herbivores empêchent le renouvellement de la végétation. Ils sont de plus en plus nombreux depuis qu’ils ont élu domicile dans la forêt d’Aletsch, des pins et des mélèzes qui bordent le plus grand glacier des Alpes.

Les deux premiers jours sont les plus importants parce que les cerfs apprennent vite à se méfier

Classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, toute la zone est protégée. Manque de neige et brouillard: Débutée dans des conditions météorologiques très défavorables, la période de la chasse n’a pas suffi à faire diminuer cette population problématique. Une nouvelle fenêtre de tir s’est ouverte lundi dernier, quelques semaines après la fin du brame, qui résonne dans les vallées pendant le rut. Désormais, les bêtes sont fatiguées. Pour Sven Wirthner, «les deux premiers jours sont les plus importants parce que les cerfs apprennent vite à se méfier.»

Au chapeau, Dominik Imhof arbore une branche d’épines qui se dessèche. Suivant la coutume, ses deux compagnons ont rendu les honneurs aux trois biches qu’il a abattues à plus de 2200 mètres d’altitude. Ils ont frotté le rameau de mélèze sur les plaies des animaux avant de le fixer au couvre-chef de l’homme qui a fauché ses proies dans leur course. Une bière à la main, il installe de la poudre de tabac entre sa lèvre et sa gencive. Âgé de 25 ans et chasseur depuis 2012, il rayonne: «J’ai eu beaucoup de chance, on en a toujours besoin quand on chasse.»

Eux aussi nés dans la région, ses deux acolytes ont chacun tué leur propre bête. Cinq cadavres reposent donc empilés dans une remorque, une branche entre les dents: «C’est la dernière bouchée, une vieille tradition». Les neiges de la fin de l’automne ont facilité le travail des chasseurs. Elles poussent les cervidés à quitter les forêts pour changer de versant, et elles permettent aussi de relever leurs traces et de les entendre approcher. Pour Dominik Imhof, «les conditions étaient idéales».

Surpopulation en Suisse

Depuis le XIXe siècle et les chasses réservées à la noblesse, les cerfs rouges arrivent en Suisse depuis l’Autriche. Alors qu’ils étaient en voie d’extinction au moment du défrichage des forêts, il y a 150 ans, on en dénombre aujourd’hui près de 35 000 en Suisse. De moins en moins rigoureux, les hivers ne régulent plus vraiment leur population. Dans les Grisons, où logent près de 20 000 d’entre eux, 70% des forêts ont été endommagées. Les autorités espéraient abattre 5200 bêtes durant la chasse. Manifestement, l’objectif était trop ambitieux.

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Aujourd’hui, les chasseurs grisons sont eux aussi occupés à mener une chasse complémentaire qui concerne surtout le nord du canton. Comme ailleurs, pour freiner la reproduction de la population, il s’agit de prélever exclusivement des jeunes et des femelles, faons, biches ou bichettes. Le Tessin, la Suisse centrale et l’Oberland bernois expérimentent le même phénomène. Pour le garde-chasse, «les hivers doux permettent aux cerfs rouges de reprendre possession de leurs anciens territoires.»

L’influence des meutes de loups

Un peu plus à l’ouest, au sud de Rarogne, une louve a donné naissance à sa première portée. Seconde du pays après celle de Calanda dans les Grisons, une meute d’au moins quatre individus rôde désormais dans les forêts du Haut-Valais. Elle a été prise en photo pour la première fois il y a quelques jours. Les loups sont particulièrement impopulaires dans cette région qui compte de nombreux éleveurs de moutons. Il y a quelques mois, un cadavre de canidé a été retrouvé sur les rives du Rhône.

Les loups sont beaucoup plus efficaces lorsqu’ils travaillent en meute

Régulièrement accusés de braconnage par les organisations écologiques, les chasseurs ne cachent pas leur réticence à partager le gibier avec les grands prédateurs. Par contre, ils jurent qu’ils respectent les règles. Curieux face à une nouvelle expérience, ils attendent impatiemment de pouvoir évaluer l’influence de la meute de loups sur les ongulés. Les cerfs pourraient diminuer, ou alors changer leurs habitudes sous la pression: «Les loups sont beaucoup plus efficaces lorsqu’ils travaillent en meute.»

Christophe Dabellay le chasseur

Alors que les chasseurs haut-valaisans partagent leurs meilleures anecdotes de la journée, deux Romands font irruption dans le petit groupe qui se rassemble sur les berges du Rhône. Ancien président du parti démocrate chrétien suisse, Christophe Darbellay accompagne James Derivaz, le président de la Diana de Martigny, association des chasseurs du coude du Rhône. Tôt le matin, «après le café-schnaps» il a abattu une biche sur les hauts de Riederalp, «d’un seul coup, en plein cœur, à environ 80 mètres». Il a choisi le faon plutôt que la biche qui l’accompagnait.

Sur une seule journée, une trentaine d’ongulés ont connu un sort similaire dans les prés qui surplombent la station. De nombreux chasseurs ont pris de l’altitude grâce au télésiège voisin. Dans un périmètre très réduit, ils étaient quatre, embusqués pour surprendre les animaux «à découvert». Pour un homme qui s’approche des deux francophones, «là-haut, c’était un peu l’autoroute». Il raconte comment une biche a miraculeusement échappé au piège pendant qu’une autre était frappée de quatre projectiles.

Ancien footballeur professionnel, peu bavard, James Derivaz commente une partie de chasse «très propre». Il insiste sur l’accueil «exemplaire» des autochtones, face à ces «welsches» qui viennent chasser sur leurs terres: «Ils m’ont aidé à la vider et à la transporter». Le politicien s’en amuse: «Pas sûr que ça se passerait comme ça chez nous, même si on est civilisés». En campagne pour le gouvernement valaisan, il accepte de poser pour une photo, mais sans arme: «La dernière fois que j’ai posé avec un fusil, j’ai reçu de nombreux courriers».

Une expérience rare

A mesure que la fin de matinée s’écoule, les chasseurs confient leurs impressions sur une expérience rare, liée à la planification de la chasse. Pour un homme de la région, «c’était du bonheur». Après 2013, c’est seulement la deuxième fois en dix-huit ans que l’Etat du Valais leur propose une chasse complémentaire. Habituellement, lorsque les objectifs ne sont pas atteints pour quelques bêtes, les tirs supplémentaires sont confiés aux professionnels, et ciblant des zones sensibles aux dégâts des animaux, en forêt ou dans les cultures.

Un homme en treillis peste contre le réchauffement climatique et des neiges de plus en plus tardives qui permettent au gibier de rester à l’abri, dans la forêt d’Aletsch, où la chasse est prohibée: «Les cerfs sont intelligents, ils connaissent les frontières et ils savent où ils sont en sécurité». Sven Wirthner complète: «Ils les oublient pendant le rut». Un chasseur remarque que les bois se font plus touffus à mesure que la population de cervidés augmente: «On manque souvent de visibilité et la chasse est de plus en plus difficile». Le fonctionnaire barbu acquiesce. Quand il lave le bitume à l’aide d’un tuyau d’arrosage, il soulève à nouveau cette forte odeur de viande à laquelle tout le monde s’est habitué.