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La remarque est devenue de moins en moins récurrente au fil des années, jusqu’à totalement disparaître. Mais, depuis 2012, Madeleine Mercier a tout de même entendu à de nombreuses reprises ses clients lui dire se réjouir de pouvoir déguster ses vins, pour savoir si elle avait su conserver le niveau atteint par son père. Dure réalité de l’héritage familial. Fille de Denis Mercier, connu pour la grande qualité de ses vins, Madeleine Mercier fait partie de la nouvelle génération d’œnologues valaisans. Une génération plus féminine et marquée par de nombreuses «filles de» qui reprennent les caves familiales. Focus sur trois domaines de renom de la région sierroise.

Le hasard fait parfois bien les choses. Pour se rendre au domaine Denis Mercier, il faut emprunter le chemin du cornalin, fleuron de la cave (avec la syrah), avant de bifurquer pour atteindre le sommet de la colline de Goubing, à Sierre. C’est dans ce lieu entouré de vignes qu’a grandi Madeleine, qui a vécu l’automne dernier ses dixièmes vendanges au sein de la cave familiale. «Voir, tout au long de sa vie, ses parents mettre toute leur énergie et leur amour dans leur domaine viticole donne envie de reproduire ce modèle», avoue-t-elle, installée, avec son papa, autour de la table du carnotset de dégustation. Pourtant, rien ne la prédestinait à prononcer ces mots. A l’adolescence, son intérêt pour le monde du vin est inexistant. Il éclatera en 2001, à 17 ans, de l’autre côté de l’Atlantique, lors d’une année d’échange durant son cursus de collégienne, «à force d’expliquer le métier de mes parents et de parler de vins aux jeunes Américains qui n’ont pas le droit de boire de l’alcool avant 21 ans».

Aînée d’une fratrie de quatre, Madeleine Mercier dit n’avoir jamais ressenti de pression quant à la reprise du domaine. «Elle était plutôt sur les épaules de mon frère, comme il était le seul garçon. Mais elle n’était pas le fait de la famille», souligne-t-elle. Et son père d’enchaîner: «Cela venait d’amis ou de connaissances pour qui la venue d’un garçon était inespérée pour une famille de vignerons comme la nôtre et pour la pérennité du domaine. De notre côté, ça nous faisait sourire.»

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Pas de pression, mais du «du pain bénit»

Depuis la colline de Goubing, on devine une partie du village de Miège, sis sur le coteau de la rive droite du Rhône. Dans cette bourgade aussi, la transmission de domaines viticoles se fait de père en fille. A Conrad a succédé Sandrine Caloz, à la tête de la cave familiale, tandis que Shadia Clavien est en train de prendre le relais de son père Claudy. Les deux familles n’ayant eu que des filles, «personne ne s’attendait à ce que l’une de nous reprenne le domaine», souligne Shadia Clavien. Pas de pression donc, mais «du pain bénit», estime tout de même Claudy Clavien, heureux de ne pas se «retrouver avec un domaine pour lequel j’ai tout investi et que personne ne souhaite reprendre».

Si le duo travaille ensemble depuis cinq ans, Shadia demeure pour l’heure une employée de l’entreprise. «Mais avec beaucoup de possibilités de décisions», précise-t-elle. Et d’indiquer que la transition devrait être totalement réalisée d’ici cinq à dix ans. Son statut de femme, dans un monde qui, bien qu’il se féminise, demeure encore très masculin, inquiète-t-il son papa? «Ça ne m’a jamais effleuré l’esprit», répond Claudy Clavien. Comme nos autres intervenants, le Miégeois cite les illustres exemples de Marie-Thérèse Chappaz, Marie-Bernard Gilloz ou encore Madeleine Mabillard-Fuchs. Des collègues devenues amies, à force de les côtoyer au sein d’un groupe de dégustation. «Je n’ai jamais fait la différence entre hommes et femmes», assure-t-il. Alors pourquoi cela serait-il différent pour sa fille?

Les exemples illustres sont nombreux: Marie-Thérèse Chappaz, Marie-Bernard Gilloz ou encore Madeleine Mabillard-Fuchs

A quelques dizaines de mètres seulement, au cœur du village de Miège, Sandrine Caloz a repris la cave familiale, il y a 10 ans. Elle se souvient encore de son père heureux de la voir marcher dans ses pas, alors que sa maman, ayant vécu la réalité du métier (la liberté mais aussi les contraintes) aux côtés de son mari, faisait tout – ou presque – pour l’en dissuader. «Maman m’a dit «fais tout, mais pas ça», me poussant à faire de l’histoire de l’art ou les Beaux-Arts, sous prétexte que je dessinais bien», indique Sandrine Caloz. Mais le désamour de la vigne de ses jeunes années est devenu une passion et Sandrine fait fi des conseils maternels.

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«Plutôt que de lutter, il faut converger»

La transition est la deuxième au sein de la famille Caloz, Conrad ayant hérité du domaine de son papa Fernand, créé en 1960. «J’ai essayé de ne pas reproduire les mêmes erreurs», indique Conrad Caloz, précisant que les relations de travail étaient très conflictuelles avec son père. A la vigne ou à la cave, la vision des deux hommes divergeait et il n’en garde pas que des bons souvenirs. Il a ainsi tout fait pour éviter cela avec sa fille, car, dit-il, «on passe à côté de nombreux bons moments». «Plutôt que de lutter, il faut converger pour faire une exploitation qui soit humaine, sociale et où il fait bon vivre», appuie Conrad Caloz. Des engueulades? Il en existe tout de même, mais elles sont rares. «Je ne me souviens même plus de la dernière fois que c’est arrivé», sourit Sandrine Caloz, qui imagine que «la période lors de laquelle il y a deux générations au sein du domaine sera la plus belle de ma vie dans cette entreprise».

La Cave Caloz – comme les deux autres domaines – est avant tout une entreprise familiale. Cela se matérialise sur les étiquettes des bouteilles, qui mettent en avant l’agneau pascal, insigne de la famille Caloz, que Fernand, le grand-père, utilisait déjà sur ses bouteilles. «Ce côté famille est très important, souligne Conrad, le papa. Quand il y a des coups durs, on se serre les coudes et le cap est plus facile à passer que si l’on était dans une exploitation purement économique.» Le lien du sang est donc un atout. Et ce, pour nos trois duos. «Car il est indestructible», précise Denis Mercier. Cette attache familiale pousse également les deux membres de chaque duo à s’entraider pour le bien de leur entreprise. «Il faut toujours écouter ce que dit l’autre et faire preuve de bienveillance. Au même titre que les grands murs sont faits d’une multitude de petites pierres, chacun amène son grain de sable à l’édifice qu’est l’entreprise», détaille Denis Mercier.

La jeune génération amène un vent de fraîcheur, sans toutefois révolutionner ce qui se faisait par le passé. A la vigne, les travaux deviennent toujours plus respectueux de la nature. Au point, par exemple, pour la Cave Caloz d’avoir la certification Bio Suisse et, pour Sandrine, d’être nommée vigneronne Bio Suisse de l’année 2019. Le travail en cave aussi gagne en qualité. Car qui dit duo dit deux fois plus de forces en présence pour s’occuper du domaine et des vins. «L’attention que l’on porte à chaque vin est plus grande, assure Claudy Clavien. Quand j’étais seul, je devais tout gérer et, parfois, je réalisais des choses dans la précipitation. Il y avait donc quelques petits manques de précision que nous pouvons gommer aujourd’hui.»

Savoir-faire et expérience paternels

Si les enfants apportent leur vision, les papas demeurent, pour l’heure, indispensables. «On est moins pointu en ce qui concerne la technique, mais on est riche de beaucoup d’expériences… y compris en ce qui concerne les échecs», appuie Denis Mercier. Une expérience qu’ils partagent volontiers, bien que leur progéniture n’écoute pas toujours leurs conseils. Madeleine Mercier se remémore quelques expériences chaotiques qu’elle a tout de même voulu réaliser, malgré les avertissements de son père. Aujourd’hui, elle en rigole. «Il ne m’a jamais laissé me planter complètement, mais il m’a toujours laissé faire mes expériences. C’est important et très formateur», assure-t-elle. Au sein de la famille Caloz aussi, les idées de Sandrine ne sont pas toujours devenues réalité. «Parfois j’émets quelques petites réserves», reconnaît Conrad, le papa. Pour lui, le secret d’une collaboration réussie passe par le dialogue. «Accepter les idées de l’autre, quand on a travaillé longtemps seul, ce n’est pas toujours facile. Mais lorsqu’on se dit que c’est pour le bien commun, on les accepte volontiers et on en discute», indique-t-il.

Au travers de ces discussions se transmettent d’une génération à l’autre, en parallèle des domaines viticoles, de nombreuses connaissances. «En termes de viticulture ou de gestion d’entreprise, j’ai plus appris aux côtés de papa que sur les bancs d’école à Changins… Peut-être aussi parce que ce sont des cours que j’ai suivis avec moins d’assiduité», sourit Sandrine Caloz. A l’expérience paternelle s’ajoute également une certaine assurance tous risques. «J’ai l’impression que je ne peux pas vraiment me planter, parce qu’il y a toujours quelqu’un qui est là, derrière moi, au cas où. C’est une sorte de filet de sécurité et cela n’a pas de prix», insiste Shadia Clavien.

Le travail en cave aussi gagne en qualité. Car qui dit duo dit deux fois plus de forces en présence pour s’occuper du domaine et des vins

Au fil des discussions, il est aisé de se rendre compte que les trois filles ont pleinement conscience de la chance qu’elles ont d’avoir ce soutien permanent à leur côté. Mais elles savent aussi qu’il ne sera pas éternel. «Le jour où je n’aurai plus mes parents pour leur poser des questions, ce sera difficile», assure Madeleine Mercier. Idem pour Shadia Clavien qui sait déjà que le défi sera de taille, lorsqu’il faudra trouver quelqu’un d’aussi impliqué que son papa, en qui elle ait une totale confiance. «Ça ne sera pas facile», souffle-t-elle. Mais ce n’est pas pour tout de suite. Car les trois papas reconnaissent qu’il sera difficile pour eux de poser un jour le sécateur. «Pouvoir le faire, on peut… Mais le veut-on?» glisse Denis Mercier, dans un sourire.

A Miège, dans le caveau de dégustation de la Cave Caloz, une des filles de Sandrine s’est installée pour dessiner, le temps que sa maman et son grand-père terminent notre interview. Sera-t-elle la représentante de la prochaine génération à la tête de la cave familiale? Tout comme son papa, par le passé, Sandrine Caloz a le secret espoir que l’une de ses filles suive le même chemin qu’elle. Madeleine Mercier aussi imagine volontiers l’une de ses jumelles lui emboîter le pas. Mais jamais, elles ne mettront de pression sur leurs enfants. Car, elles savent mieux que personne que la viticulture est un métier de passion. Et cela, on ne peut ni l’imposer ni l’inculquer à ses enfants.