Valais
En engendrant six princes-évêques de Sion, la famille de Riedmatten a longtemps cumulé les pouvoirs spirituel et temporel. Dès le XVIe siècle, son histoire se confond avec celle du Valais

Dans ses bureaux cossus, une basilique de Valère sculptée dans la pierre trône sur un antique coffre-fort. Fils et petit-fils de banquier, Hildebrand de Riedmatten descend d’une famille qui a engendré de nombreux princes-évêques, les souverains du pays du Valais sous l’Ancien Régime. Doyen de l’étude d’avocats réputée qu’il a fondée à Sion dans les années 1990, il vient de fêter ses 70 ans. «Nostalgique face au temps qui passe», il s’apprête à rendre son sceau de notaire. En espérant laisser le souvenir de «quelqu’un de bien», il insiste: «Ma fierté ne découle pas de ce dont j’ai hérité, mais plutôt de ce que j’ai accompli.»
Longtemps conseiller bourgeoisial de Sion, ancien président du groupe de presse qui édite le quotidien Le Nouvelliste, Hildebrand de Riedmatten a aussi assumé la présidence de l'hôpital du Valais lorsque l’établissement était englué dans la crise. Consécutif à la démission de Charles Kleiber, son intérim de quelques jours aura finalement duré plus de deux ans. A en croire cet homme de réseaux discret, les mandats qui lui ont été confiés sont autant de fruits du hasard et il s’est borné à chercher le compromis «dans des situations conflictuelles». Il finit par avouer: «Je suis fier d’appartenir à une famille qui a joué un rôle en Valais.»
Le trône épiscopal comme droit héréditaire
Durant 120 ans qui s’égrènent entre 1529 et 1701, six membres de la famille sont élus évêques de Sion. Croisant le glaive et la crosse sur leur blason, ces ecclésiastiques cumulent les pouvoirs spirituel et temporel. Ils battent la monnaie et exercent le droit de grâce. Ils seront les chefs d’Etat valaisans dès la fin du XIIe siècle et pour près de 600 ans. Sujet du Saint-Empire romain germanique, l'épiscopat est constitué des sept dizains souverains du Haut-Valais, auxquels le Bas-Valais reste inféodé. Pour le chanoine Pierre-Antoine Grenat, auteur d’une Histoire moderne du Valais, «les Riedmatten semblaient considérer le trône épiscopal comme un droit héréditaire».
C’était une race vigoureuse et pleine d’avenir
Les premières écritures de la famille datent du début du XIVe siècle, lorsque le dénommé Thomas acquiert le lieu dit «Zer Riedmatten», en aval du village de Saint-Nicolas. Héritée de cette géolocalisation, la particule ne détermine pas la classe sociale de la famille, qui appartient sans doute à la petite noblesse ou à la noblesse villageoise. Dans le Haut-Valais, l'influence des descendants de Thomas ne cesse de croître. Ils tirent leur fortune des charges ecclésiastiques et politiques qu’ils assument et nouent de solides alliances matrimoniales. Pour l’abbé Hans-Anton von Roten, qui a publié une biographie de l'évêque Adrien Ier, «c’était une race vigoureuse et pleine d’avenir.»
Le fils illégitime de l'évêque
Au début de XVIe siècle, la classe politique valaisanne se déchire entre le cardinal Mathieu Schiner, qui lutte pour le pape et l’empereur, et son rival, Georges Supersaxo, partisan des Français. Économe et homme de confiance du cardinal, toujours représenté de profil, le chanoine Adrien de Riedmatten aurait participé à la bataille de Marignan à ses côtés, perdant l’œil droit dans la mêlée. Mathieu Schiner meurt en 1522 à Rome. L’année suivante, Adrien sollicite un sauf-conduit pour revenir en Valais: «Je veux partager le bon ou le mauvais sort des hommes de mon pays et je veux vivre et mourir avec eux.»
En 1529, il est élu évêque de Sion et comte du Valais par la Diète et le Chapitre, sous le nom d’Adrien Ier. Dès lors, sa famille embrassera la voie ecclésiastique pour conserver le pouvoir. Six ans après son élection, l'évêque reconnaît tardivement la paternité d’un trentenaire haut-valaisan, Pierre Gon, surnommé «le vieux banneret». Installées à Sion ou à Münster, dans la vallée de Conches, toutes les ramifications de la dynastie sont issues de cet ancêtre commun. Curieusement, Hildebrand de Riedmatten et les siens descendent d’un homme d’église. Au cours des siècles qui suivent, plusieurs membres de la famille tenteront d’atténuer les circonstances de cette ascendance illégitime.
La stratégie du glaive et de la crosse
Née Riedmatten et docteure en histoire, Louiselle Gally considère que les carrières ecclésiastiques de ses ancêtres constituent autant de choix stratégiques: «Quelques grandes familles se partageaient les rares charges importantes qu’offrait le Valais». Les Riedmatten se succèdent à l’épiscopat, qui passe le plus souvent d’oncle à neveu ou petit-neveu. En décrivant la complexité du dispositif qui leur permet de monopoliser un pouvoir qui n’aurait pas dû être héréditaire, l'historienne analyse: «Il s’agissait à la fois de s’assurer des appuis politiques nécessaires et de former au droit et à la théologie de nombreux descendants mâles qui puissent postuler à la charge». Onéreux, l'exercice est d’autant plus compliqué que les ecclésiastiques n’enfantent pas.
Surnommé «Zouzi», Hildebrand de Riedmatten assume mal «un prénom compliqué à porter», qu’il a hérité du second prince-évêque de la famille. Petit-fils d’Adrien, l’évêque Hildebrand occupe le trône pendant près de 40 ans. Docteur en droit, il rédige les statuts qui régissent le canton jusqu’au Code civil de 1855. Son épiscopat sera rythmé par les guerres acharnées que lui mènent les députés de la diète pour lui retirer progressivement ses prérogatives temporelles. En 1603, il a plus de nonante ans quand le bailli fait afficher sur les murs de la cathédrale «Hildebrand de Riedmatten, dernier évêque de Sion».
Les derniers princes-évêques
Dans la première moitié du XVIIe siècle, l’un des rares évêques étrangers à la famille abandonne ses droits politiques au profit de la diète. Malgré tout, trois Riedmatten se succèdent encore sur le trône. Artisans du retour des Jésuites, ils mènent la Contre-Réforme en Valais et privent les protestants de toute charge publique. Grands baillis, bourgmestres, ou députés: les générations suivantes produiront plusieurs politiciens et quelques militaires. Deux officiers accompagnent Napoléon en Russie et en Espagne. Le lieutenant-général Augustin de Riedmatten combat Giuseppe Garibaldi pour les derniers rois Bourbon de Naples.
Au début du XXe siècle, la famille passe encore pour l’une des plus fortunées du pays. Les deux grand-pères d’Hildebrand fondent la banque de Sion, qui prospérera jusqu’à son rachat par UBS. Par la suite, son père et son frère dirigent l’établissement. Plusieurs bâtiments témoignent encore de la puissance de la dynastie. A Sion, la maison qui abrite le ministère des finances porte son nom. Dans la vénérable église de Münster, un autel leur est dédié. Aujourd’hui, les Riedmatten exercent des professions libérales. Ils sont juristes, journalistes, historiens de l’art, médecins ou ethnologues. Médiateur entre les militaires et le prix Nobel de la Paix Aung San Suu Kyi, Léon de Riedmatten aura longtemps été le chef de délégation du CICR en Birmanie.
Seule la vertu est noble
Reconnue par les autorités religieuses et politiques, la noblesse de la famille se fonde sur l’ancienneté de son lignage et la succession des charges politiques qu’elle a assumées. Dans un pays sans roi, certains de ses descendants semblent toutefois souffrir de l’absence d’une reconnaissance concédée par un souverain étranger. En évoquant «la fraude par laquelle il s’efforça de dissimuler une ascendance illégitime et de prétendre à un titre impérial», le père Henri de Riedmatten décrit comment l’un de ses ancêtres tenta d’inventer un frère à Adrien Ier. Prétendu géniteur de l’ancêtre commun Pierre Gon, il aurait été anobli par l’empereur au début du XVIe siècle.
Malgré leurs recherches, les historiens de la famille n’ont jamais retrouvé la trace d’une pareille lettre de noblesse, échouant sur une copie tardive qui n’a jamais été authentifiée. Ils dénichent cependant la réponse de l’empereur à quelqu’un qui sollicitait semblable reconnaissance: «Je puis te faire riche, mais c’est ta vertu qui doit t’anoblir». Les mots de Maximilien semblent incarner la devise d’Hildebrand de Riedmatten et des siens, Sola Virtus Nobilitas, seule la vertu est noble.
Sources
- «Adrien Ier de Riedmatten, prince-évêque de Sion», par Hans-Anton von Roten, 1948
- «Erudition et fabulation dans l’histoire d’une famille valaisanne», par Henri de Riedmatten, dans les annales valaisannes, 1986
- «Histoire moderne du Valais de 1536 à 1815», par Pierre-Antoine Grenat, 1904
- «Du sang contre de l'or: Le service étranger en Valais sous l'Ancien Régime», par Louiselle Gally, 2014
- Almanach généalogique suisse, 1936