Le Tsapi, une ville rêvée à la montagne
Utopies suisses (2/5)
Le complexe imaginé au début des années 1970 sur les hauts de Bourg-Saint-Pierre, dans le val d’Entremont, devait accueillir 3200 personnes. Il se voulait «le plus grand centre alpin de loisirs du monde», mais ne verra jamais le jour

Utopies d'hier, d'aujourd'hui et même du futur: la Suisse regorge de ces lieux qui ne tiennent pas forcément compte des vicissitudes de la réalité. «Le Temps» vous les fait découvrir du 16 au 20 juillet.
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Le prospectus de présentation est d’un bleu tape-à-l’œil. Les promoteurs y multiplient les slogans et les superlatifs pour vendre leur projet Tsapi, tiré du nom de la montagne alentour, mais également acronyme de: «Tous les sports de vos rêves; Sécurité de placement; Apport rentable; Paradis des loisirs; Infinité de confort»… Ils ne promettent rien d’autre qu’un «nouveau monde dans les Alpes», qui doit voir le jour sur les hauts de Bourg-Saint-Pierre, au fond du val d’Entremont.
A l’origine de ce projet, un Allemand de Munich du nom de Hammerschmid. Ce promoteur voit les choses en grand, en très grand même. Son idée: un complexe niché à 1900 mètres d’altitude, directement relié à une société de remontées mécaniques. Bien plus qu’un simple hôtel, le Tsapi se veut «le plus grand centre alpin de loisirs du monde», avec comme leitmotiv: la modernité. L’un des slogans ne promet-il pas d’ailleurs que le «Tsapi sera encore moderne lorsque vos petits-enfants seront grands»?
Pour être à la pointe dans tous les domaines, les promoteurs n’ont pas hésité à s’inspirer de ce qui se fait de mieux ailleurs, en allant visiter les endroits de vacances les plus modernes. «Ce que, dans la pratique, nous avons trouvé de valable, nous l’avons coordonné et développé à la lumière de nos idées», écrivent-ils dans le prospectus.
Le résultat de ce mélange est incarné par un bâtiment imposant de 38 étages, aux lignes futuristes. Installé sur un terrain de 150 000 m², il réunit, en un seul lieu, tous les éléments fonctionnels d’une ville. «On peut, sans se soucier du temps ou du trafic, sans quitter l’immeuble, faire ses achats, se rendre à la banque et à la poste, chez le médecin ou le coiffeur, à la boutique de cosmétiques, à la blanchisserie, au cinéma», explique la brochure de présentation.
Une offre étoffée de loisirs
La particularité du projet réside dans son offre étoffée de loisirs, car, comme le dit un slogan, «au Tsapi, l’ennui n’existe pas». Les prestations, proposées aux 3200 personnes que le centre peut accueillir, sont nombreuses. Les vacanciers pourront profiter d’une «halle de natation avec vagues artificielles et rayons UV» ou se détendre dans un sauna finlandais. Les plus sportifs profiteront des terrains de tennis, de la patinoire ou des pistes de curling. Le soir venu, les «discothèques à la musique chaude et entraînante» leur permettront de passer une agréable soirée. Les enfants ne sont pas oubliés pour autant. Un parc de Robinson, des pistes de patins à roulettes ou encore une école de ski sont proposés.
Le Tsapi se veut un centre de loisirs ouvert et atteignable toute l’année. Pour occuper les vacanciers durant l’hiver, les promoteurs vont créer, de toutes pièces, une société de remontées mécaniques. Deux cents kilomètres de pistes attendent les adeptes de glisse. Ils pourront ainsi «skier une semaine ou plus, sans avoir à descendre deux fois la même piste». Et pas besoin d’être un skieur aguerri pour en profiter. «De la petite colline insignifiante à la descente facile et moyenne, jusqu’à la grande pente raide en neige profonde, chaque skieur y trouve sa route.»
Du ski en hiver, mais aussi en été
Au Tsapi, les vacanciers skieront bien évidemment en hiver, mais aussi en été, puisque «le chaud soleil estival ne peut entamer les merveilleuses conditions de neige». Les promoteurs sont convaincus que la pratique du ski durant l’été demeure possible sur les pentes environnantes des Maisons Blanches ou celles des glaciers de Panossière et de Boveire. Persuadés que «des vacances d’été dans les montagnes remplaceront progressivement les séances de bronzage à la mer», les concepteurs proposent également d’autres activités aux futurs résidents estivaux. Alpinisme, ski nautique sur le lac des Toules ou encore observation des bouquetins, chamois, chevreuils et autres marmottes en liberté, dans le «parc national valaisan» qu’ils vont, là aussi, créer de toutes pièces.
Si les promoteurs ont imaginé ce projet, c’est qu’ils sont convaincus que, «par la force des choses, le besoin de réagir contre les dangers de l’environnement, par des vacances régénératrices dans un milieu approprié, augmente sans cesse». Ils proposent donc, à la vente, des appartements, tous «orientés vers le meilleur ensoleillement». Seize variantes sont imaginées selon la taille du logement – entre 20 et 89 m² – et la zone du complexe dans laquelle il se trouve.
Peu importe l’option choisie, la qualité sera au rendez-vous. Les promoteurs soulignent avoir «apporté un soin tout particulier au bien-être et à l’atmosphère» de chaque habitation. Aucun détail n’a été oublié. Pour que le confort et l’équipement atteignent le maximum, les concepteurs ont, par exemple, «fait appel aux conseils de femmes d’intérieur et de mères de famille expérimentées». Les vacanciers peuvent également augmenter le confort lors de leurs séjours en se déchargeant des travaux de ménage journaliers et en se faisant servir une «cuisine de ville» directement en chambre, «offrant à domicile tous les avantages d’un hôtel», sans en être vraiment un.
Un placement au «rendement intéressant»
Son concept est en effet basé sur le modèle d’apparthôtel. Le propriétaire, qui achète avant tout son logement pour l’utiliser lors de ses vacances, peut également le louer quand il ne l’occupe pas, «avec un rendement intéressant», selon le dépliant. Pour faire miroiter le bon placement, les concepteurs du projet ne manquent pas d’arguments. Son implantation est parfaite, disent-ils, car situé sur l’axe du Grand-Saint-Bernard, dont le tunnel du même nom a été inauguré en 1964. La proximité de l’aéroport international de Genève et des aérodromes de Sion, Aoste et Bex, ainsi que le projet d’altiport à deux pas du complexe permettent également une arrivée par les airs. Ce qui garantit une «occupation maximale» et une «augmentation progressive de la valeur de l’investissement».
Oui, mais voilà, ce ne sont que les promesses des promoteurs. Elles ne deviendront jamais réalité. Le Tsapi, imaginé au début des années 1970, n’a jamais dépassé le stade de projet. Aujourd’hui ne demeurent que quelques archives, le prospectus de présentation, qui paraît sorti d’un autre monde, et quelques souvenirs. Gilbert Tornare, l’actuel président de Bourg-Saint-Pierre, n’habitait pas encore la commune quand ce projet a été couché sur le papier. S’il en a déjà entendu parler, il avoue que les souvenirs sont lointains et vagues. «Le Tsapi a été imaginé il y a près de 50 ans, rappelle-t-il. Seuls les plus anciens s’en souviennent, mais de façon très lacunaire.» Les terrains qui devaient accueillir les projets, eux, n’ont pas changé. Ce sont aujourd’hui encore des alpages.
Les raisons de l’échec du Tsapi sont diverses. Dans un article sur le sujet, Jean-Charles Fellay, secrétaire du Centre régional d’études des populations alpines (Crepa) basé à Sembrancher, explique que le projet, chiffré à plus de 100 millions de francs, n’a jamais reçu l’aval du Service cantonal des constructions. Le contexte politique donne également des éléments de réponse. En 1973, la Lex Furgler, du nom du conseiller fédéral Kurt Furgler, impose des restrictions à l’acquisition d’immeubles par des étrangers. Tous ces éléments font que le Tsapi en est resté à quelques dessins sur du papier et quelques maquettes en carton.
Un projet représentatif de son époque
La lecture du dépliant de présentation du Tsapi fait sourire. Elle plonge le lecteur dans une autre époque, celle du tournant des années 1960-70. «Une période où tout semblait être permis, même l’impensable», résume Jean-Charles Fellay, secrétaire du Crepa.
Si ce complexe n’a jamais vu le jour, il n’en demeure pas moins représentatif de cette époque, assure Mélanie Hugon-Duc, anthropologue et commissaire de l’exposition Ce Valais qui n’a pas été, mise sur pied en 2015 au Musée de Bagnes et présentant des projets qui n’ont jamais vu le jour. «Au même titre que la station Aminona», ajoute-t-elle. Pensé dans les années 1960, ce projet prévoyait de construire, sur la commune de Mollens, 23 tours de 7 à 12 étages, inspirées de l’architecture tibétaine. Trois d’entre elles seulement sont sorties de terre. Cette période regorge de ce genre de projets, parfois loufoques. A quelques kilomètres du Tsapi, un projet similaire est imaginé, avec notamment une piste de ski descendant jusqu’à Martigny. Son nom: Station Arpille.
L’exemple de Thyon 2000
Mis à mal par les décisions politiques de l’époque – notamment la promulgation de la Lex Furgler en 1973 qui limitait l’acquisition d’immeubles par des personnes domiciliées à l’étranger – ces projets ont, pour la plupart, connu de grosses difficultés ou ont tout simplement fait faillite. Mais d’autres sont devenus réalité. C’est le cas par exemple de la station de Thyon 2000, sise au cœur du domaine skiable des 4-Vallées à 2010 mètres d’altitude. Entre 1974 et 1976, près de 450 appartements, du studio au quatre-pièces, répartis en 12 immeubles sont construits. On y trouve également des commerces, des restaurants et même une piscine couverte.
«Ces projets s’inspirent des stations françaises issues du plan neige», précise Christophe Clivaz, professeur à l’Institut de géographie et durabilité de l’Université de Lausanne. Ce plan, imaginé au milieu des années 1960, avait pour but d’encourager le tourisme hivernal de masse, par la création de 350 00 nouveaux lits touristiques. L’objectif quantitatif ne sera pas atteint, mais 23 nouvelles stations sont créées, pour la plupart ex nihilo, comme La Plagne, Avoriaz ou Isola 2000, certaines des plus grandes stations actuelles françaises.
Un contexte idéal
La raison de cette multiplication des projets est liée au contexte de l’époque. «Nous sommes en plein boom d’après la Deuxième Guerre mondiale, explique Christophe Clivaz. Les revenus ainsi que le nombre de jours de vacances augmentent, les moyens de transport sont plus accessibles et la pratique du ski ne cesse de faire des adeptes.» Tout cela pousse les promoteurs à laisser parler leur imagination et à imaginer ces véritables villes à la montagne.
Mélanie Hugon-Duc admet que le regard que l’on pose aujourd’hui sur ces projets des années 1970 est biaisé. Elle reconnaît toutefois qu’ils soulèvent bon nombre de questions. La principale consistant à savoir ce que seraient devenues les Alpes si tous ces complexes avaient vu le jour!