Entre juin et octobre 1941, Leopold Truffer cesse de travailler pendant quatre mois. Intoxiqué au mercure, il reprend son poste, à temps très partiel. Dans un courrier à l’inspection fédérale des fabriques, Lonza s’étonne de ce cas particulier. Si les ouvriers sont régulièrement exposés au mercure lorsqu’ils interviennent pour des réparations, Leopold travaille dans le laboratoire de recherche, où les empoisonnements sont plus rares. Il décède une quinzaine d’années plus tard, après une longue agonie. Pour l’une de ses descendantes, aujourd'hui nonagénaire dans un EMS valaisan, «il est mort de la maladie du mercure.»

Fondée dans le Haut-Valais et installée à Viège depuis 1909, l’entreprise Lonza a utilisé du mercure pour la production d’acétaldéhyde, un composé utilisé pour fabriquer des colorants et d’autres produits industriels, de 1917 à 2013.

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En Valais, le thème est très sensible depuis 2011, et la découverte de la plus vaste pollution au mercure du pays. Sur certaines des archives consultées par Le Temps, quelqu’un a écrit à la main: «Document secret».

Ces textes montrent de nombreux empoisonnements dans les locaux du géant de l’industrie chimique. Selon un rapport rédigé par les juristes de l’Etat du Valais et qui n’a encore jamais été rendu public, au moins 250 intoxications au mercure ont été documentées chez les employés de Lonza, dans les années 1920, 1930 et 1940.

Lonza confirme 250 intoxications

Sollicitée, l’entreprise confirme ces informations pour la première fois. Selon Rémi Luttenbacher, engagé en 2014 pour remédier au problème du mercure, «nos recherches permettent de vérifier ces chiffres; toutefois, l’image globale de la gravité de la maladie n’est pas claire, les rapports décrivent des cas individuels plus sévères que d’autres».

Distribution de lait, congés supplémentaires et nettoyage des tenues de travail: les premières mesures d’accompagnement peuvent sembler dérisoires. Rémi Luttenbacher précise que la santé des employés était contrôlée par des examens urinaires périodiques. Il insiste: «L’entreprise a constamment cherché à optimiser ses installations et à diminuer les contacts des employés avec le mercure.»

Les intoxications au mercure engendrent des maladies dont les causes sont très difficiles à interpréter

Office fédéral de l’industrie et du travail

En 1927, la Suisse ratifie une convention internationale sur la réparation des maladies professionnelles qui mentionne le mercure. En acceptant ce texte proposé par l’Organisation internationale du travail, elle s’engage à assurer une réparation aux victimes. Cependant, il est extrêmement compliqué de prouver que le mercure explique les symptômes observés chez les employés de Lonza. Selon l’Office fédéral de l’industrie et du travail, qui écrit au président de Viège en 1936, «il ne faut pas oublier que les intoxications au mercure engendrent des maladies dont les causes sont très difficiles à interpréter».

Le médecin qui avait compris

Généraliste installé à Viège, Paul Burgener restera comme le premier médecin suisse à avoir mesuré l’ampleur du problème sanitaire engendré par le mercure. Selon sa nécrologie, «il a vécu le temps où les assurances ne couvraient pas encore les maladies professionnelles et les anciens travailleurs se souviendront de son combat pour les intoxiqués de toutes sortes, qui ont perdu leur capacité à travailler».

En 1952, une année après sa mort, la Schweizerische Medizinische Wochenschrift publie ses études sur les intoxications chroniques au mercure. L’audience de l’hebdomadaire reste confinée à la communauté médicale. L’éditeur rend hommage au docteur: «Pendant des décennies, il a affronté de nombreuses résistances pour faire reconnaître cette maladie professionnelle.»

La plupart des malades marchent difficilement. Tous souffrent de bronchites chroniques. Parmi d’autres affections, leurs examens montrent systématiquement des œdèmes pulmonaires ou cérébraux, et une dilatation cardiaque.

En espérant permettre à ses confrères de distinguer les intoxications au mercure d’autres pathologies comparables, et en pestant contre les assurances, qui «ne veulent pas prendre connaissance des faits confirmés par la science d’aujourd’hui», le docteur Burgener détaille l’histoire clinique de 8 employés de Lonza qu’il a observé pendant une vingtaine d’années. Il énumère perte d’appétit, insomnies, fatigue physique et psychique, impuissance sexuelle, tremblements, tendances dépressives ou suicidaires.

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Destins tragiques

Les analyses graphologiques montrent que leur écriture se dégrade progressivement. En regrettant le peu de suivi des patients, le docteur Burgener raconte des destins tragiques. Diminués, abandonnés par leurs familles, ces ouvriers finissent souvent seuls et alcooliques. Parfois, ils deviennent violents.

Dans le Haut-Valais des années 1940, ils sont perçus comme des simulateurs. Pour obtenir une reconnaissance du mal qui les ronge, le généraliste sollicite l’expertise de différents spécialistes établis à Lausanne. L’un d’eux affirme: «Il paraît à peine possible de simuler consciemment un tel ensemble symptomatique; nous considérons le diagnostic d’intoxication mercurielle chronique comme assuré.»


Fondée en 1918, la SUVA n’a pas su préciser quand elle a reconnu une intoxication au mercure ou indemnisé un cas pour la première fois. L’entreprise n’a pas non plus répondu à ces questions. Selon Rémi Luttenbacher, «Lonza a clarifié les cas pertinents en coopérant avec les assurances et en s’adaptant à l’évolution des connaissances scientifiques; une rente appropriée a été versée à chaque fois que les experts des assureurs ont reconnu un cas comme une maladie professionnelle».

Une histoire oubliée

Paul Burgener n’est autre que le grand-père de l’ancien ministre valaisan de la santé, le socialiste Thomas Burgener, aujourd’hui président du groupement qui défend les intérêts financiers des propriétaires dont les terrains ont été pollués par le mercure. Lui n’avait jamais entendu parler du combat de son ancêtre: «Il devait être l’un des seuls médecins de la région et je suis fier d’apprendre qu’il a défendu ses patients.»

Un temps parlementaire, Paul Burgener ne semble pas avoir porté l’affaire devant le Grand Conseil. Son petit-fils sourit: «Son article montre une certaine conscience sociale, mais c’était un catholique conservateur, réputé plutôt libéral; je remarque qu’il évite de nommer Lonza, peut-être pour ne pas nuire à l’entreprise.»


La Confédération, les entreprises et les assurances avaient la préoccupation constante de ne pas indemniser des faux malades

Vincent Barras, médecin

Alors que le Japon découvrait la maladie de Minamata dans les années 1950 et 1960, l’étude du docteur Burgener est étrangement restée inaperçue. Directeur de l’Institut des humanités en médecine du CHUV, le professeur Vincent Barras apprécie le texte: «C’est un article clinique remarquable, à la fois typique de l’essor de la médecine triomphante, et singulier parce qu’il aborde un sujet peu commun, le mercure et ses conséquences sanitaires.»

Durant la première moitié du XXe siècle, certains médecins prennent conscience des enjeux de santé publique liés à l’industrialisation des régions périphériques. Le Valais, s’inquiète surtout des maladies pulmonaires qui frappent les mineurs. Pour l’historien de la médecine Vincent Barras, «la Confédération, les entreprises et les assurances avaient la préoccupation constante de ne pas indemniser des faux malades».

Lonza faisait vivre la région et le mercure pouvait servir d’excuse pour tout

Aujourd’hui, Lonza emploie près de 3000 personnes dans le Haut-Valais, où elle reste très populaire. Ancien électricien sur le site de Viège, aujourd’hui âgé de 85 ans, Franz appartient à ceux qui soutiennent que le mercure ne pose pas vraiment de problème. Dans la région, l'homme passe pour avoir commercialisé des boues fertilisantes qui contenaient des sédiments contaminés, contribuant peut-être à disperser la pollution. Il nie.

Durant trente ans, il a travaillé des terres qui bordent le canal où l’entreprise a avoué avoir rejeté entre 50 et 60 tonnes de mercure. L’Etat du Valais a d’ailleurs tardé à s’en inquiéter. Lui y puisait même l’eau destinée à ses cultures. Il rit en plissant ses yeux bleus: «Je savais que ce n’était pas du sirop qui coulait dans le canal, et mes poules n’ont pas pondu des œufs plus grands pour autant».

Lui aussi employé de Lonza, son père figure parmi les listes de malades transmises à l’inspection fédérale des fabriques. Pour Franz, «c’était une intoxication légère». Il insiste: «Lonza faisait vivre la région et le mercure pouvait servir d’excuse pour tout.»

L’épidémie cesse dans les années 1950

A mesure que les technologies progressent, les intoxications diminuent. En 1939, pour donner suite à une intervention du gouvernement valaisan, le médecin-chef de la SUVA visite le site de Viège, qui «a causé de nombreuses intoxications ces dernières années». Une nouvelle installation de récupération du mercure est alors en construction. Optimiste, le docteur Zollinger relève que les cas se raréfient depuis peu, même si «un dispositif garantissant une sécurité absolue ne semble pas encore possible techniquement».

Les installations sont aménagées d’une façon qui ne donne lieu à aucune critique […] et peuvent même être citées comme exemple

Dans les mois qui suivent, l’inspection fédérale des fabriques tente de rassurer le Conseil d’Etat: «Les installations sont aménagées d’une façon qui ne donne lieu à aucune critique au point de vue de la prévention des accidents et des maladies professionnelles et elles peuvent même être citées comme exemple.»

L’année suivante, Lonza recense 19 intoxications au mercure. En 1942, la direction améliore le système de ventilation de ses bâtiments et cesse d’exploiter une installation sensible. Malgré tout, 19 nouvelles intoxications sont recensées au cours des trois années qui suivent, pour des absences qui varient entre quelques semaines et plusieurs mois.

Dans un courrier daté de 1943, Lonza détaille trois cas jugés «graves». A côté du nom de Leopold Truffer, figure celui de Ludwig Heldner, un électricien intoxiqué lors d’une réparation, et qui cesse de travailler pendant plus de huit mois. Il finira par quitter son poste en 1960, et mourra après quinze ans de lutte contre la maladie.

A partir des années 1950, les valeurs de mercure dans l’urine des employés baisse significativement, et l’entreprise ne documente plus de nouvelles intoxications. Les deux derniers employés de Lonza empoisonnés par le mercure sont décédés en 2001 et 2002. Ils étaient âgés de 87 et 92 ans. Entre 1984 et 2015, la SUVA a dénombré 43 cas de maladies professionnelles liées au mercure dans tout le pays.

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Cette enquête a été réalisée grâce à un partage d’informations entre Le Temps, le Walliser Bote, le Nouvelliste et la RTS. Il s’agit du dernier article de Xavier Lambiel comme correspondant du Temps en Valais.