«Douze deniers pour le passage d'un singe au poste d'Aoste». Spéculations, légendes, fantasmes et rêveries, n'ont jamais cessé sur les origines arabes du peuple valaisan. Un rien, comme cette ligne d'un rapport douanier, suffit à corroborer le mythe. Assistant et doctorant à l'Institut universitaire de hautes études internationales de Genève, le Haut-Valaisan Dominic Eggel s'est amusé à faire le point de la situation et des recherches. Une synthèse d'une quinzaine de pages, «Des Sarrasins valaisans ou des Valaisans sarrasins?» pour rappeler d'abord que cette question fleurit surtout dans un XIXe siècle riche en «théories raciales, anthropométriques et ethnographiques».

Au XVIIIe siècle déjà un Vaudois, le légendaire doyen Bridel, observant des Valaisans «au front bas et au visage large», en concluait carrément à une origine kalmouke. D'autres observateurs notent dans la région de Sierre et Sion un taux anormalement élevé d'individus rappelant «à un haut degré les nègres soudanais». On trouve aux habitants de la vallée de Saas des ressemblances parfois avec les Africains du Nord, tantôt avec les Italiens du Sud, ou alors on croit y discerner «des traits sémitiques».

Les bédouins d'Isérables

Le village d'Isérables, au-dessus de Riddes, est une source perpétuelle de fantasme ethnique en raison du surnom des habitants, toujours en vigueur - les bedjuis - qui évoquerait leurs origines «berbères ou bédouines». Quant aux Anniviards, leur «parler hermétique» et leurs habitudes nomades en font fatalement les descendants des Huns, ou plus exactement des «survivants des troupes d'Attila cherchant refuge dans les Alpes après leur désastre italien». Et puis il y a ce professeur genevois, Sauter, qui trouve «des crânes dolichocéphale (négroïde) dans les sépultures valaisannes.

Les linguistes s'en sont donné à cœur joie, notamment Reber en 1912 qui dresse la liste des noms propres «suspects» pour la Suisse romande et les Grisons. En Valais il débusque, entre autres, le village de Saas-Almagell, lieu natal de Pirmin Zurbriggen, Almagell qui signifierait, en arabe «endroit de séjour». Là encore le val d'Anniviers n'échappe pas à l'enquête: «Selon Lutz, le patois anniviard comprend des mots d'origine asiatique et Fischer n'hésite pas à postuler un lien hypothétique «finno-valaisan».

Pas de porcs dans la vallée de Saas

Il y a aussi les bisses suspendus, accrochés aux falaises, ou la communication par feux entre les alpages qui seraient des héritages arabes. Ou ces inscriptions en arabe trouvées à Mattmark, près de Zermatt, gravées dans la pierre. Une autre inscription, disparue depuis, mais retranscrite par le doyen Bridel et figurant dans l'église de Bourg-Saint-Pierre, évoquait «la troupe des Ismaélites répandue à travers les pays du Rhône» et y exerçant «ses ravages par le feu, la faim, le glaive».

Dans le collimateur des ethnologues le fait aussi que les habitants de la vallée de Saas avaient «la curieuse habitude de ne point élever de porcs». Ou encore, relevé par l'historien Liniger-Goumaz, la thèse amusante d'une origine pygmée, au prétexte que les habitants de Salin, au-dessus de Sion se voient surnommés «les radzets» (personnes de petite taille).

Enfin, surtout dans l'Entremont, des noms de famille hautement suspects sont repérés: les «Moret» évoquent évidemment les Maures, et que dire alors des nombreux «Sarrasin» recensés entre Bovernier et Orsières? Et que penser dans l'église Saint-Théodule à Sierre de «cette représentation du saint-patron valaisan convertissant un païen noir»?

Reines arabes

La flore et la faune valaisanne ne sont pas épargnées: «Kaltenegger argumenta ainsi que la fameuse race bovine combattante du val d'Hérens (b. brachycephalus) serait d'origine nord-africaine... Fischer, pour sa part, argumenta que la tulipe, si souvent utilisée comme motif ornemental dans le val d'Anniviers, serait originaire de Crimée. Reber souligne à quel point la culture du blé sarrasin (blé noir/Schwarzkorn) est répandue en Valais, Wenner évoque le vin des païens (Heidenwein ou Heida, aujourd'hui reconnu cépage indigène) et finalement c'est le safran, encore cultivé de nos jours à Mund, qui donna naissance à toutes sortes de spéculations.»

Dominic Eggel rappelle que les indices, les rares indices concernant la présence ou simplement le passage des Sarrasins dans les Alpes sont de nature uniquement documentaire. Des chroniques dont il faut se méfier puisque «souvent truffées d'imprécisions chronologiques ou factuelles et écrites pour la gloire de princes ou de l'Eglise».

Relations commerciales avec l'Afrique du Nord

Les registres des cols attestent bien de relations commerciales avec l'Afrique du Nord, comme le singe mentionné plus haut. Et certes sur les ruines de l'empire carolingien, les Huns comme les Sarrasins déferlent en Europe. Selon certains historiens - Liniger-Goumaz, Senac - ces Sarrasins qui s'aventurèrent jusque dans les Alpes «étaient probablement d'origine berbère et non arabe, donc pas des guerriers musulmans du djihad de l'ère conquérante arabe mais plutôt de pirates andalous ou maghrébins agissant sur le mode de bandes de pillards et non d'armées d'occupation».

Pour d'autres au contraire (Sandoz) ces Sarrasins-là «dépendaient clairement du calife de Cordoue qui les instrumentalisait à ses propres fins en les utilisant comme commandos de choc pour semer la terreur dans les territoires chrétiens».

Aucune trace sarrasine

Ce passage des Sarrasins dans les Alpes admis, leur influence sur la population locale a-t-elle pu être durable? Evidemment, explique Dominic Eggel «on peut penser à des viols, des relations sexuelles occasionnelles, voire même des mariages qui accompagnent généralement les phénomènes d'occupation et d'invasion», mais il serait «illusoire de prétendre que sur une base si faible un génotype entier se soit transmis sur plus d'un millénaire».

Il y a enfin l'absence totale à ce jour de preuve archéologique. Rien de sarrasin - ni armes, ni monnaies, ni amulettes, ni objets religieux - n'a jamais été trouvé dans les fouilles valaisannes. Les preuves par les traditions ne résistent pas non plus à l'examen: la transhumance anniviarde? Une habile adaptation aux conditions locales. Les bisses n'ont rien de commun avec les systèmes de canalisations arabes. L'absence de porcs dans la vallée de Saas? C'est que la population était trop pauvre, l' élevage de porcs nécessitant un surplus de déchets alimentaires.

«Sarrasin» pour «païen»

Les mots à consonance arabe? Ceux commençant par «al» comme Almagell dériveraient de la racine allemande Alp, Alb ou Alm signifiant «alpage». Quant aux fameux bedjuis d'Isérables ils viendraient du patois djouis signifiant très bêtement «village». Ce fameux patois du Valais romand justement ne semble pas avoir grand-chose d'arabe, mais plutôt prendre racine «dans un mélange entre le latin et les langues (bascoïdes?) parlées dans la région à l'ère néolithique»

Et puis il existe une autre explication, un peu plus folle, défendue par l'historien Henriet. Les chroniqueurs au Moyen Age qualifiant de «sarrasins» tout ce qui était païen, indépendamment de l'origine ethnique, pourquoi les Sarrasins des Alpes n'auraient-ils pas été des locaux, des Valaisans refusant la conversion? «Ces «Arpétars», comme les nomme Henriet, n'auraient donc été que de simples Astérix et Obélix valaisans défendant héroïquement leurs traditions locales et leurs idoles païennes.» Le sac du couvent de Saint-Maurice, en 940, leur serait ainsi attribuable.

La quête identitaire prime sur la xénophobie

Cette origine indigène expliquerait leur capacité à se déplacer en montagne alors que les vrais Sarrasins, les cavaliers arabes, lourdement armés, avaient éprouvé toutes les peines du monde à franchir les Pyrénées.

Comment expliquer alors que ce discours sur les origines arabes se soit construit, en Valais dans un peuple profondément christianisé et supposé rétif à s'attribuer des origines arabes? Dominic Eggel avance l'hypothèse suivante: «A force d'avoir entendu des théories idiosyncrasiques sur ses ancêtres, maint montagnard aurafini par être convaincu de ses origines exotiques. La xénophilie et la xénophobie semblent en effet opérer sur un mode étrangement similaire quand il s'agit de quête identitaire.»