Alpes
La station des Alpes vaudoises, qui aurait tout pour être heureuse, vit un été tendu. Usé par la querelle sur la télécabine d'Isenau, un de ses fleurons, le syndic a fini par jeter l'éponge. A la faveur de la succession qui s'ouvre, le village s'interroge sur son avenir

Aux Diablerets, c’est le conseiller aux Etats Olivier Français qui a prononcé le discours du 1er Août. Le politicien PLR a vanté l’engagement associatif et politique, fait référence au Pacte de 1291, touché à la prochaine votation sur les juges étrangers. Il s’est bien gardé d’aborder la question qui fâche dans le village vaudois: l’avenir de la télécabine d’Isenau, stoppée depuis le printemps 2017, l’un des fleurons de la station.
Il s’y intéresse pourtant de près, lui qui possède un chalet dans le coin et partage avec les Préalpes «cent ans d’histoire familiale». L’ancien directeur des travaux de la ville de Lausanne est l’un des «ambassadeurs» de la Fondation pour les intérêts d’Isenau, qui a réuni le financement permettant de renouveler cette installation. Le grand amour d’Olivier Français pour la région des Ormonts est connu: ne l'a-t-il pas fait bénéficier de ses bonus d’administrateur de l’usine d’incinération Tridel, ceux qu’il aurait dû reverser à la caisse lausannoise?
Ambiance empoisonnée
S’il a veillé à ne pas jeter de l’huile sur le feu en parlant d’Isenau lors de la Fête nationale, le sénateur nous dit percevoir «le malaise des autorités» communales et «la recherche de leaders» qui taraude la petite communauté. L’ambiance empoisonnée qui entoure ce dossier a poussé le syndic, Philippe Grobéty, à annoncer son départ pour la fin de l’année. L’élection de son successeur aura lieu le 23 septembre. Parallèlement, l’interminable litige entre la commune et la famille propriétaire qui bloque le remplacement de l’installation sportive devrait franchir une étape décisive dans les jours à venir.
Un balcon extraordinaire
Au journaliste de la plaine, les gens du coin décrivent Les Diablerets comme le paradis sur terre. «Regardez le cadeau extraordinaire que nous a fait la nature», s’exclame Christian Reber, patron d’une agence de location de chalets et d’appartements. Bien mieux que d’autres, le village est aussi resté compact, typique, d’une architecture homogène. Et proche du bassin lémanique comme aucun.
Dans cet éden, il y a un sanctuaire, Isenau, ce balcon extraordinaire où, «grâce à un microclimat, il y a toujours de la neige et nous n’aurons jamais besoin de canons». Isenau incarnait aussi mieux que tout la vocation familiale des Diablerets, par la multitude des randonnées depuis le sommet en été, par les possibilités offertes aux skieurs débutants en hiver. «C’est là-haut que nous avons tous appris à skier», résume Philippe Treyvaud, un ancien de la Banque Pictet qui, après une carrière genevoise, passe sa retraite dans le chalet hérité de ses parents.
L’adieu aux œufs rouges
Mais c’était avant. Depuis dix-huit mois, Isenau est fermé. Alors que la concession était échue depuis 2012 déjà, l’Office fédéral des transports (OFT) n’a plus voulu transiger, pour cause de vétusté. Au début de cet été, les fameux œufs rouges de la télécabine, dont les allées et venues desservaient la ligne depuis 1974, ont été mis en vente pour 2000 francs pièce. Ils se sont écoulés comme des petits pains.
Renoncer à Isenau, personne ne le veut. Prononcer ce nom, c’est faire affleurer l’émotion, tant l’attachement local est grand. Pourtant le renouvellement est loin d’être assuré. L’Etat exige des garanties de financement et de viabilité en échange de ses subventions. Pour avoir déjà versé des fortunes dans le puits sans fond des Alpes vaudoises, au nom du tourisme, il est devenu plus prudent. La Fondation d’Isenau a fini par réunir 12,5 millions pour payer une installation flambant neuve, mais la solidité de l’exploitation suscite encore des doutes.
L’hypothèque financière n’est pas la seule. Pour emporter la mise, il faut aussi un plan d’affectation valable, qui n’existe toujours pas. Bien qu’ils soient les derniers à s’opposer encore, avec Pro Natura, les deux propriétaires d’un chalet situé dans le secteur n’en restent pas moins déterminés. Ils agissent avec le concours de leur père, Jean Anex, avocat à Aigle. Tout en recherchant un document dans son parapheur, l’homme de loi nous narre un feuilleton «grand-guignolesque» dans lequel «des propriétaires ne faisant que défendre leurs droits» sont aux prises avec «l’arrogance de représentants communaux de mauvaise foi et pratiquant le fait accompli». «La servitude dont la commune jouit sur le terrain doit servir aux exploitations agricoles et cette route ne peut être utilisée dans un but touristique», affirme l’avocat, en décrivant «le ballet incessant» de véhicules de tous genres, auquel il est bien décidé à mettre fin.
«Je ne suis pas un fossoyeur»
L’hiver dernier, Philippe Grobéty et Jean Anex pensaient avoir trouvé une solution, autour d’une table et d’un projet de convention. Il faudra vite déchanter. Le Conseil communal n’accepte le texte qu’à une voix près, après y avoir introduit unilatéralement des amendements inacceptables pour l’autre partie. Par ailleurs, un comité référendaire lance la bataille contre une convention qui accorde à ses yeux des concessions excessives et coûteuses aux propriétaires. Mais, comme les Anex ne veulent plus signer et que la municipalité n’y croit plus, les 272 signatures, qui ont été aisément réunies et représentent près du tiers des citoyens, ne serviront vraisemblablement à rien.
Me Anex a été dans le passé avocat de la commune et administrateur des remontées mécaniques. On s’en souvient aussi pour avoir causé la chute de Charles-Pascal Ghiringhelli, un notaire bien installé dans le Chablais, dont il avait dénoncé le titre usurpé. Aujourd’hui, avec ses fils, il bloque un projet d’intérêt général. «On a dit de moi que j’étais le fossoyeur d’Isenau, c’est faux! Le développement des infrastructures ne peut se faire que dans le respect du droit public et du droit privé», rétorque-t-il. Avant d’ajouter que «même si la commune est friande de subventions étatiques, il est permis de douter de l’intérêt de remontées mécaniques qui font du déficit les unes après les autres».
«Servir et disparaître»
Cette affaire a poussé le syndic Philippe Grobéty, en poste depuis dix ans et géomètre au civil, à annoncer sa démission pour la fin de l’année. Il n’a pas caché sur le moment sa lassitude face aux difficultés de dialogue avec certains conseillers communaux, aux attaques personnelles et au vandalisme sur sa voiture. «Pour moi, j’ai senti que c’était le bon moment de partir», dit sobrement aujourd’hui cet homme économe de ses mots mais que l’on sent meurtri. Pas d’états d’âme, ni de conseils à ceux qui viendront après lui, «servir et disparaître».
Personne ne conteste que le syndic démissionnaire a beaucoup payé de sa personne pour sa commune. Mais, à l’heure des difficultés, il semble pénalisé par son caractère introverti. Il se voit reprocher de mal communiquer et de trop sacrifier à la recherche du compromis. On voudrait qu’il soit plus visible, plus convaincant, qu’il «mette du super dans les projets». «Je lui avais dit qu’il devait se comporter en chef», relève l’agriculteur Philippe Pichard, que nous interrompons alors qu’il est avec son épouse, Christiane, en train de préparer le brunch à la ferme du 1er Août pour 300 convives.
Ce paysan est de ceux qui condamnent les compensations accordées aux irréductibles résidents secondaires. «Ils ne subissent aucun préjudice, tranche-t-il. Ici, il n’y a pas une parcelle qui ne soit touchée par les activités touristiques, et leurs propriétaires s’accommodent tous de plus fortes nuisances.» L’agriculteur ne pense pas qu’on puisse parler pour autant de guerre des clans au village. On serait plutôt dans le combat des pragmatiques, désireux d’avancer, et des rigoureux, qui redoutent un dangereux précédent.
Une vocation se découvre
Le départ annoncé du syndic va-t-il susciter des vocations? Un homme en tout cas ne fait pas mystère de son intérêt pour le poste de municipal à repourvoir le 23 septembre. C’est Christian Reber, le propriétaire de l’agence de location. Ce professionnel de l’immobilier, qui exerce aussi comme juge au tribunal de l’Est vaudois, a tapissé son bureau de photos historiques de la station. Il nous montre les carnets de guide de son arrière-grand-père, qu’il vient de faire éditer en fac-similé à compte d’auteur. C’était du temps où les professionnels de la montagne faisaient consigner les commentaires de leurs aristocratiques clients russes. Mais, bien sûr, Christian Reber ne s’intéresse pas qu’au passé. Il se déclare sans fausse modestie étonné par le nombre de gens qui le sollicitent pour qu’il se présente. Il brosse d’un ton direct un croquis sévère de la commune, «qui a perdu le lead sur les affaires en cours, alors que le village est en déclin».
La localité et ses 1500 habitants souffraient déjà d’avoir perdu près de la moitié des lits d’hôtel en dix ans, notamment depuis que le Grand Hôtel a été transformé en appartements, dont une partie cherche encore preneur. La fermeture d’Isenau se fait lourdement sentir: on estime que le chiffre d’affaires de la station a chuté depuis de 30%. «Nous pensions être la station rêvée des familles, relève Christian Reber, alors que Leysin a misé sur les écoles privées et Villars sur les chalets huppés. Mais nous avons vécu sur nos acquis, tandis que les autres avançaient. Aujourd’hui, les familles veulent autre chose que les beaux paysages. Ici, à la moindre goutte de pluie, il n’y a plus rien à faire!»
Le poids de la dette
L’installation d’un parc des sports doté d’une piscine couverte et d’une patinoire fait partie des rêves de la commune. Mais, pour cette petite collectivité fortement endettée (15 000 francs par habitant) et qui devra déjà assumer Isenau, c’est peut-être trop. La station des Diablerets comme d’autres doit songer à sa reconversion, dans une période où le ski subit une certaine désaffection et ou le réchauffement menace. La LAT et la Lex Weber ont serré le frein de la construction, qui était le principal employeur de la place, et les débouchés pour les jeunes se sont raréfiés. Ceux qui réclament un chef, aux Diablerets, ne réclameraient-ils pas au fond un miracle?
Certains de nos interlocuteurs font remonter les dissensions villageoises au projet qui avait fait sensation sous le nom de Diablerets vrai village de montagne (DVVM). La grande idée avait jailli sous l’impulsion de Kristian Siem, un riche armateur norvégien qui était alors résident dans la commune (c’est lui qui avait racheté le paquebot France), avec le concours du banquier genevois René de Picciotto et d’hôteliers autochtones, les Schwitzguebel. Il s’agissait de réunir dans une même entreprise l’hôtellerie et les remontées mécaniques, et d’y ajouter l’immobilier pour financer le tout. Cette irruption d’investisseurs puissants a dû faire peur dans les Ormonts. En tout cas, le soufflé est retombé, la marque DVVM a avorté. Les remontées mécaniques des Diablerets ont fusionné depuis avec celles de Villars, une autre exigence du canton pour le prix de ses subsides.
Un projet stimulant au Meilleret
Certes, sans Isenau, on peut dire que Les Diablerets sont amputés d’un tiers de leur offre. Mais Steve Grisoni, le jeune directeur de l’Office du tourisme, insiste pour que l’on parle de ce qui se fait, car tout n’est pas sombre, loin de là. Tandis qu’on s’écharpe sur le sort du versant nord, la société des remontées mécaniques avance sur le versant sud, au Meilleret, avec un stimulant projet, qui palliera l’absence d’Isenau. Une télécabine neuve, soit un investissement de 20 millions, desservira beaucoup mieux qu’aujourd’hui le départ de la piste de luge du col de la Croix, une des grandes attractions des Diablerets. On trouvera aussi en haut un domaine skiable pour débutants, avec tapis roulant.
Il est vrai que le groupe Boas, qui embrasse tant d’autres affaires, a abandonné le projet de bains qu’il envisageait. Mais c’est sur la piste de la Jorasse que se dérouleront, en 2020, les épreuves de ski alpin des Jeux olympiques de la jeunesse. Quant au Festival du film alpin, qui s’ouvre ce week-end, il est devenu la manifestation phare de l’été et attire près de 20 000 spectateurs sur huit jours. Enfin, comment l’oublier, Les Diablerets c’est bien sûr le glacier des Vaudois! Après avoir causé lui aussi moult nuits d’insomnie aux responsables touristiques et politiques, le 3000 m et ses installations marchent bien. Mais ils sont «aux mains des Bernois», on peut y aller sans s’arrêter au village et, comme le fait remarquer l’un de nos interlocuteurs, quand vous arrivez à la gare des Diablerets, rien n’indique qu’il y a un glacier dans les parages.
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Pour revenir à Isenau, le calendrier s’accélère. A Lausanne, au Grand Conseil, le train des subventions alpines passera cet automne. C’est celui qu’il ne faut pas rater pour que l’enveloppe destinée aux Diablerets figure dans la dernière tranche du programme Alpes vaudoises 2020. Vu d’en bas, plus le temps passe et plus les gens de là-haut, «qui n’arrivent pas à s’arranger», perdent de leur crédit.
«A prendre ou à laisser»
La convention entre la municipalité et les propriétaires n’étant plus sur la table, les seconds devraient recevoir sous peu une offre «à prendre ou à laisser». «Nous leur dirons jusqu’où nous pouvons aller, et s’ils n’acceptent pas nous en référerons à l’OFT, qui ira en justice», explique le syndic. Aller au tribunal, beaucoup le disent aujourd’hui dans le village, c’est la voie qu’il aurait fallu prendre bien plus vite, au lieu d’envoyer émissaires et médiateurs et de jouer aux négociateurs sans en avoir l’habitude. Selon cette «ultime» proposition, les montants attribués aux Anex pour les torts passés et les nuisances ne seront plus versés par les pouvoirs publics, mais par des fonds privés amenés par la Fondation d’Isenau, précise Olivier Français.
Jean Anex attend pour voir. Tout en s'avouant exaspéré par «les inégalités de traitement» subies par lui et les siens depuis des années, il se dit ouvert à une solution. De son domicile d’Aigle, il confie n’avoir «plus dormi là-haut depuis dix ans, dégoûté et ayant perdu tout plaisir d’y aller».