Les éleveurs répliquent aux antispécistes
Animaux
Alors que s’ouvre le 22e salon de l’agriculture à Lausanne, la colère gronde parmi les éleveurs face aux militants qui ont récemment occupé un abattoir à Vich et qui manifesteront ce mercredi. La filière compte sur l’événement pour redorer son image

«Puisque la loi est injuste, il faut désobéir»: le mot d’ordre a été appliqué à la lettre par les militants antispécistes ces dernières semaines. Occupation de l’abattoir de Vich, vidéos clandestines de l’abattoir d’Avenches: leurs méthodes chocs préoccupent de plus en plus les acteurs de la filière bovine. Pour contenir les manifestations attendues ce mercredi à l’ouverture, à Beaulieu, du salon de l’agriculture Swiss Expo, les organisateurs ont investi 10 000 francs supplémentaires dans la sécurité.
Car cette année, Jacques Rey, président de l’événement, s’attend au pire. «Les véganes militent comme des lions sur les réseaux sociaux, le gros clash va arriver», prévient-il. L’an dernier, des membres de l’association Pour l’égalité animale avaient manifesté à l'entrée du salon. D'autres membres de 269Life Protection animale avaient envahi le ring d'exhibition avec pancartes et mégaphones. «Ils ont fait peur aux vaches, dérangé les spectateurs, dénonce-t-il. Au final, notre plainte a été déclarée irrecevable car la Ville de Lausanne leur avait donné l’autorisation de manifester. Comment peut-on en arriver là, pourquoi les politiques laissent-ils faire n’importe quoi?»
Filière bovine inquiète
Au sein de la profession, la colère gronde face à la mouvance antispéciste: «Personne n’a jamais été dans un marché bio pour créer un esclandre, s’insurge Stéphane Jeanneret, éleveur de bovins à Coffrane, près de Neuchâtel. On n’empêche pas les véganes de manger des légumes. Eux, en revanche, ils bafouent la liberté individuelle en tentant d’imposer leur mode de vie.» Pour Markus Gerber, membre du comité de la faîtière des éleveurs bovins suisses et président de la fédération d’élevage bovin Swissherdbook, les véganes sont des «extrémistes à tendance sectaire» dont les pratiques sont «intolérables».
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Ces derniers mois, la crainte d’attaques directes à la personne s’est répandue dans le milieu. «Chaque exploitant a son système de sécurité, confie Markus Gerber, sans entrer dans les détails. C’est une préoccupation constante, on ne sait pas où sont leurs limites.» Claude Richard en a fait les frais, visé au hasard en tant que représentant du «système». Le 7 décembre dernier, ce boucher de 75 ans pensait entamer une journée de travail ordinaire à Vich. C’était compter sans la trentaine de membres de l’association 269Life Libération animale et autres militants indépendants massés dans son abattoir depuis l’aube pour protester contre l’exploitation animale.
«Je suis irréprochable»
«Mon abattoir est en règle, j’aime mes bêtes, je suis irréprochable, assène Claude Richard, encore très remonté. Je refuse que des extrémistes viennent me faire la leçon et entacher toute une profession!» Ce jeudi-là, la rencontre dérape rapidement. Claude tente de déloger les manifestants en les aspergeant à deux reprises avec un jet d’eau. Sans succès. Dans l’altercation avec un militant, il se blesse à la main et tombe au sol. Le matin même, il dépose deux plaintes pour violation de domicile et voies de fait.
«J’ai dû appeler la gendarmerie à quatre reprises pour qu’elle daigne finalement se déplacer, précise Claude Richard, qui a interpellé l’Etat de Vaud par courrier. Une fois sur place, la police s’est contentée d’encadrer la manifestation, sans l’interdire. Comment expliquer ce laxisme?» Dans sa déposition, l’homme reconnaît qu’il n’a «pas été tendre» avec les jeunes occupants: «Dans le stress et l’énervement, j’ai sûrement dû être insultant.»
L’Etat n’est pas le juge
Les actions des antispécistes préoccupent aussi les politiques. La PLR Marion Wahlen et l’UDC Thierry Dubois ont tous deux interpellé le Conseil d’Etat vaudois à la suite de l’incident. «Faudra-t-il un drame pour que nos autorités prennent enfin des mesures pour expulser rapidement des manifestants lors d’une violation de domicile privé?» questionne le député. «Il est nécessaire de clarifier le cadre légal de ces actions coup de poing, renchérit Marion Wahlen. Les propriétaires démunis doivent être protégés.»
«Il faut distinguer les actions, notamment de violation de domicile ou de la sphère privée, et les constats faits sur les maltraitances éventuellement constatées, rappelle Denis Pittet, porte-parole du Département de l’économie, de l’innovation et du sport. Accusées de laxisme, les autorités ne comptent pas se positionner davantage: «L’Etat joue certes un rôle, mais ce sont avant tout les acteurs de la branche et les organes faîtiers qui doivent veiller au respect des lois en vigueur.»
«Les pieds sur terre»
Antispécistes et éleveurs semblent donc contraints de coexister, même si pour l’heure le dialogue demeure inexistant. Alors que l’alimentation s’est imposée ces dernières années comme un thème de société fort, le duel se joue au niveau de la communication. Face à la force de frappe des mouvements véganes, qui exploitent allègrement caméras et réseaux sociaux, les éleveurs font-ils le poids? «On n’a pas un train de retard, on a les pieds sur terre, lâche Jacques Rey. Les éleveurs ne sont pas des pros de la communication, quand vous avez 200 bêtes à traire, que vous travaillez 15 heures par jour, vous n’avez pas le temps pour des futilités.»
Enquête de l'association Pour l'égalité animale réalisée entre juin et octobre 2017 dans l'abattoir d'Avenches (VD).
Swiss Expo, qui récompense chaque année les plus belles vaches laitières suisses et internationales, est néanmoins l’occasion pour les éleveurs de redorer l’image de leur profession. «Le concours permet de promouvoir l’importance du travail agricole, note Jacques Rey. Face aux critiques, la qualité suisse est le meilleur message à apporter au consommateur.»
La relève garde espoir
Pour se renouveler, le salon compte sur la jeunesse. A 17 ans, Théo Baillif fait partie des plus jeunes exposants. Le Fribourgeois finalise son apprentissage d’éleveur et compte reprendre l’exploitation familiale, un élevage de quelque 85 vaches. Comment envisage-t-il son métier parfois mal aimé? «Bien sûr, tuer des animaux, ce n’est pas drôle, on a toujours un pincement au cœur, mais l’homme vit de ça depuis la nuit des temps», précise l’adolescent, qui participe à la manifestation pour la troisième fois. «On aime nos bêtes, on les chouchoute mais on doit aussi gagner notre vie. Il faut arrêter de nous dépeindre comme des méchants.» A ses yeux, relâcher les animaux dans la nature tient de l’utopie: «Une vache ne pourrait pas survivre deux jours seule, il faut être réaliste.»
L’agriculture de demain rime pour lui avec ouverture. «Il faut privilégier la vente directe pour que les consommateurs voient les conditions de vie des animaux, eux qui bien souvent n’ont plus de contact avec le monde rural. Chez nous, tout est ouvert, nous n’avons rien à cacher. C’est en cultivant la discrétion qu’on donne l’image d’un milieu fermé, replié sur lui-même. En Suisse, les règles d’élevage sont très strictes, tout est prévu pour que les bêtes souffrent le moins possible.» La mouvance antispéciste l’inquiète-t-il? «Oui, leurs actions font un peu peur, on se demande si l’effet de mode va durer ou prendre de l’ampleur.»
Pour aller plus loin:
- Il est temps de prendre le spécisme au sérieux
- La Suisse et son économie laitière, une image d’Epinal écornée
- L’antispécisme: un nouveau nihilisme
«Les antispécistes posent ainsi une question légitime à la société»
Député de SolidaritéS au Grand Conseil vaudois, l’avocat Jean-Michel Dolivo a souvent encouragé la désobéissance civile pour protéger les migrants menacés de renvoi. Il analyse aujourd’hui les actions des militants antispécistes qui ont récemment bloqué un abattoir durant près de dix heures à Vich.
Occuper un abattoir pour empêcher les bovins d’être tués, comment qualifier cette pratique?
Il s’agit d’une violation de domicile dans la mesure où un local fermé, à usage privé, est entravé dans son fonctionnement. Il en va de même pour des caméras posées sans autorisation, qui constituent une atteinte à la sphère privée. Dès lors, le propriétaire ou le locataire peut déposer plainte, la violation de domicile n’étant pas poursuivie d’office. La gravité de l’infraction dépendra des éventuels dégâts, destructions de matériel ou atteintes à l’intégrité physique qui ont pu survenir lors de l’occupation.
Quel poids les motifs invoqués pour réaliser cette action peuvent-ils avoir face à un tribunal?
L’appréciation du tribunal dépend de multiples facteurs. Il analyse l'aspect de l'action, s’il y a eu recherche de confrontation, si la démarche était pacifiste ou non. Les convictions, les objectifs poursuivis par les auteurs de l’infraction sont aussi pris en compte. On observe s’ils ont voulu servir le bien commun, défendre leurs idées, sans motif d’enrichissement individuel, ni violence gratuite. Ces motivations vont peser sur la nature de la sanction: sursis, amende ou jour de prison. Dans certains cas, le juge ou le Ministère public peuvent aussi renoncer à poursuivre.
Est-on face à un cas de désobéissance civile?
Oui, dans la mesure où une action répréhensible est commise au nom d’idéaux jugés supérieurs, en l’occurrence l’intérêt des animaux. Les véganes soutiennent que des lois considérées comme injustes doivent être combattues. Deux logiques s’affrontent donc: le droit existant et les droits supérieurs invoqués qui fondent l’action de désobéissance. Ceux-ci ne sont en général pas reconnus par les tribunaux, mais peuvent contribuer à faire évoluer le droit. Le combat pour les droits civiques des Noirs ou le droit à l’avortement en sont l’exemple.
Comment comprendre l’usage d’actions chocs pour faire avancer la cause végane?
Ces actions visent avant tout à sensibiliser l’opinion publique, à dénoncer des conditions d’élevage et d’abattage jugées scandaleuses. Il faut dire que la sensibilité face au respect du vivant a augmenté ces dernières années. Les groupes véganes et antispécistes posent ainsi une question légitime à la société: doit-on continuer à tuer des animaux pour se nourrir?