reportage
Chaque fin d’année, une équipe de bénévoles veillent sur le célèbre ouvrage lausannois 24h/24 afin de prévenir les actions funestes et de réchauffer les âmes esseulées. Nous nous sommes glissés dans la peau de l’un d’entre eux trois jours durant

Au-dessus de 23 mètres de vide, nouée en travers de la barrière métallique, une petite gerbe de fleurs bleues commence gentiment à se faner. Sur le trottoir, une croix blanche dessinée à la craie signale où Dove, 31 ans, a sauté. C’était il y a deux semaines.
A Lausanne, le pont Bessières, imposant ouvrage de métal situé en plein centre-ville et inauguré en 1910, est parfois surnommé le «pont des suicidés». Chaque année, plusieurs personnes y mettent fin à leurs jours, une triste réputation qui a même franchi les frontières helvétiques. C’est en assistant à l’un de ces tragiques sauts que Joël, alors jeune trublion du mouvement Lôzane Bouge, a décidé, en 1980, de mettre en place avec des amis une veille prolongée du pont pendant les Fêtes, période particulièrement sensible. C’est ainsi qu’est né le Feu Solidarité Bessières, qui brûle chaque fin d’année depuis quarante et un ans.
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Pas d’alcool, pas de religion, pas de politique
En cette ère de pandémie qui a tant isolé, cloisonné et meurtri, ce brasero brûle de pertinence, aimantant vers lui toutes sortes de personnes, mais surtout ceux que l’on appelle par pudeur «les marginaux», ces précaires en tout genre rendus encore plus invisibles qu’ils ne l’étaient auparavant par le covid.
Pour mieux saisir ce monde haut en couleur, je suis devenu bénévole. Pour m’inscrire, je rencontre Aline, coresponsable de l’installation, dans son restaurant Le Tirol, au nord de la ville. Cette joviale Lausannoise de 40 ans, au rire fréquent et communicatif, m’expose les trois seules règles du pont: pas d’alcool, pas de religion, pas de politique. «Pour ne pas faire l’effet inverse.» Je signe pour trois sessions, de huit heures chacune.
La première a lieu le mercredi 22 décembre, pour le montage des deux cabanes, où sont entreposés les vivres et un matelas de dépannage au cas où une personne en difficulté n’aurait aucune solution de logement. Les cabanes arrivent dans un camion de Migros (qui les stocke gratuitement le reste de l’année) sous forme de panneaux démontés. Herbert, l’autre coresponsable du feu, qui a lui-même effectué une tentative de suicide dans le passé, prévient: il faut rester attentif pendant le montage, car il y a trois ans, une personne avait profité de la pile de panneaux pour prendre son dernier envol… Une fois les cabanes installées, on embrase la première bûche.
Affronter le regard des passants
Cette première veille, de midi à 16h, je la passe avec Judith, une flamboyante trentenaire touche-à-tout, passée tant par un comptoir de bar que par le service après-vente d’un sex-shop (et son lot d’histoires farfelues). Elle en est à sa sixième saison sur le pont. Elle me prévient: «Le plus dur, la première année, c’est le regard des gens.» Parmi les passants, il y a effectivement ceux qui savent pourquoi on est là – eux commencent déjà à nous couvrir de cadeaux. Et il y a ceux qui ne savent pas. Eux ne voient que deux cabanes de fortune et un brasero au milieu, avec ce que cela comporte d’a priori. Une classe d’enfants passe, l’un d’eux s’exclame: «Ils ont de la chance de dormir là!» La maîtresse ne répond rien et prend le petit par la main.
Judith a plein d’histoires fascinantes dans sa besace. Ça tombe bien car, ce mardi, personne ou presque ne s’arrête, si ce n’est pour nous offrir des chocolats. Ce qui est frappant avec les histoires de Judith, qu’elle me raconte en grillant des marshmallows, c’est qu’elles sont toutes positives. Comme celle de cette grand-mère qui, deux semaines après avoir perdu son mari, était laissée seule par sa famille, partie sans elle à l’île Maurice pour les Fêtes. Le 23 décembre, elle s’est arrêtée près du feu pour faire part de sa solitude. Le lendemain, elle est allée chez le coiffeur faire son plus beau brushing, a passé sa plus belle robe, et est revenue au feu, deux tartes sous le bras: «Vous m’avez donné une raison de me lever ce matin.» Les bénévoles ont fondu en larmes. «C’est dans ce genre de moments qu’on sait pourquoi on fait ce job», sourit Judith.
Mais il y a aussi les histoires plus sérieuses. Comme le soir où un jeune homme a déboulé sur le pont et a sorti de son sac de sport un tabouret. Judith et d’autres bénévoles se sont précipités pour l’enlever et ramener l’homme près du feu. S’ensuivirent quatre heures de conversation, lors desquelles il a raconté comment sa famille colombienne avait tout dépensé pour le faire passer en Europe, comment il avait galéré pendant trois ans en Suisse, sans parler la langue, sans argent et sans abri, comment la solitude l’avait envahi en cette période de Fêtes, si importante en Amérique latine. Les bénévoles l’ont nourri, ont chanté pour lui, et il est reparti. Sans son tabouret.
Le sauvetage
Samedi 25 décembre, jour de ma deuxième garde. Je la passe avec Max, un pilier du pont, presque son propriétaire. Regard bleu perçant, barbe hirsute à travers laquelle pointent trois dents tordues, de grosses mains gercées. Max est sans abri depuis six ans et zone toute l’année près du pont. Quitte à être dans le coin, il a décidé de donner un coup de main, pour le quatrième hiver. Il a 45 ans, mais en fait vingt de plus. Avec sa bonhomie proverbiale et ses anecdotes narrées de sa voix tonitruante, qui roule les «r» façon vieux français, il réchauffe le pont presque autant que le feu. Si je vous parle de Max, c’est parce qu’il représente bien cette clique de bénévoles qui, tous ou presque, ont été cabossés par la vie mais ont trouvé l’étincelle. Mais aussi parce que, la veille, Max a sauvé un homme.
On ne sauve pas les gens, ils se sauvent eux-mêmes. Nous, sur le pont, on ne fait que leur laisser l’opportunité de se sauver
Calé au milieu du mur de bûches, désormais suffisamment entaillé pour y creuser son traditionnel trône, Max raconte. C’était un homme âgé, il est d’abord venu discuter au coin du feu, a expliqué qu’il n’avait plus de famille à voir à Noël. Puis il est parti et, quelques mètres plus loin, a commencé à escalader la barrière. Heureusement, Max et Herbert, qui l’accompagnait ce soir-là, l’ont suivi des yeux. Ils ont accouru pour le retenir. «On a dû s’employer pour le maintenir à terre. Il était tellement déterminé qu’il nous a presque montés avec lui.» Les bénévoles ont ensuite appelé la police, qui l’a pris en charge. Roland, un ancien bénévole de la première heure, venu rendre une visite de courtoise, a écouté attentivement le récit du sauvetage de Max. Il corrige: «On ne sauve pas les gens, ils se sauvent eux-mêmes. Nous, sur le pont, on ne fait que leur laisser l’opportunité de se sauver.»
Suicide et covid
Le suicide est beaucoup plus fréquent chez les personnes âgées et chez les hommes. C’est ce qu’explique Laurent Michaud, psychiatre au CHUV et spécialiste de la question. A l’inverse, les jeunes font davantage de tentatives, mais vont moins fréquemment jusqu’au bout. S’il n’existe pas de profil type, «le fait de perdre quelque chose ou quelqu’un joue souvent un rôle important», renseigne le médecin. En Suisse, ce sont chaque jour deux à trois personnes qui mettent fin à leurs jours, suicides assistés exceptés.
«Il y a encore cette idée que la Suisse est un des pays où l’on se suicide le plus. C’était vrai jusque dans les années 1990, mais ce n’est plus le cas. Nous sommes maintenant dans la moyenne des pays de l’OCDE.» Cependant, le suicide et le risque de suicide sont mal monitorés en Suisse. Pour y remédier, Laurent Michaud mène, avec l’Observatoire romand des tentatives de suicide (ORTS), une étude pilote qui tente de chiffrer le nombre de tentatives qui ont fini aux urgences en Suisse romande entre 2016 et 2019. A la louche, il donne un chiffre de 2500.
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Et le covid dans tout ça? «L’idée qu’il y aurait une explosion des suicides avec la pandémie est tout à fait erronée, explique le psychiatre. Une littérature sur le suicide en temps de covid existe déjà, elle ne montre pas d’augmentation pour l’année 2020, voire, dans certaines régions, une diminution. Mais la courbe des suicides ne suit pas forcément celle de la «suicidalité» (le risque de suicide). Ainsi, un certain nombre d’études montrent une augmentation modérée des idées suicidaires et des tentatives à partir de l’automne 2020, particulièrement chez les jeunes. Toutefois, là non plus, ce n’est pas une flambée.» Pour faire face aux idées noires, le psychiatre insiste: il faut communiquer de l’espoir. «Car 90-95% des gens qui font une tentative de suicide ne vont, dans les faits, jamais se suicider.»
«C’est le feu qui travaille»
Lundi 27 décembre, première garde nocturne, de minuit à 8h. Mon acolyte, Antonio, coutumier de cette session, indique: «Tu verras, la nuit, c’est plus intéressant. Ce sont des gens totalement différents qui viennent. Ils s’assoient près du feu, ne disent pas grand-chose, puis finissent par se livrer. Nous, on ne fait rien, c’est le feu qui travaille.» Vers 1h du matin, Sylvio *, un grand brun aux cheveux longs, s’assoit devant le brasero. Ses mains tremblent, il tient frénétiquement une cigarette.
D’abord, il se tait. Puis il demande d’une voix blanche: «Vous avez déjà passé une nuit sans savoir où aller?» Antonio répond que oui. Il a même dormi juste là, sous le pont Bessières, pendant des années, avant de se reprendre en main, de trouver du travail et de dénicher un appartement presque au même endroit, mais cette fois au-dessus du pont, en forme de revanche sur la vie. Donc Antonio, il sait de quoi il parle. C’est pourquoi il trouve les mots justes, répond avec tact aux sombres pensées de Sylvio, qui s’est mis à parler de suicide, un sujet normalement tabou sur le pont. En deux heures, la conversation devient beaucoup plus légère, et Sylvio repart, visiblement apaisé. Le feu a fait son travail.
Puis les heures s’écoulent. La cathédrale s’éteint, la guette va se coucher, les derniers nuages se dispersent et le thermomètre affiche 5°C. Seul le craquement du feu rompt le silence. Le regard perdu dans le ballet des flammes, on se prend à laisser nos pensées vagabonder, s’élever et se perdre dans les volutes. Pour nous aussi, le feu travaille.
Je jette un œil par-dessus la barricade et me demande: qu’est-ce qui nous sépare, nous les bénévoles, de ceux qui sautent? La limite est ténue. Peut-être devenons-nous gardiens pour rendre cette frontière plus épaisse. Sous nos pieds, le vide. Dans le brasero, la vie. Il est 5h37, le premier métro passe, me tirant de mon assoupissement. Je remets une bûche.
* Prénom d’emprunt.