A l’Agropôle de Molondin, même les salades sont heureuses
#LeTempsavélo (6)
Un centre d’un genre nouveau a vu le jour en 2011 en terres vaudoises. L’Agropôle veut mettre la technologie au service de l’agriculture durable. Entre ancrage historique et alimentation futuriste
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A Molondin, les salades ont le cœur tendre et la feuille croquante. Pour les admirer, il faut enfiler une blouse blanche et se désinfecter les mains. Elevées de la graine à la pommée à l’abri des regards et des bactéries, elles sont bichonnées et nourries avec une infinie précision – nous y reviendrons. Les batavias, feuilles de chêne et herbes aromatiques du futur sont prêtes à conquérir le monde, de leur serre du Nord vaudois. Bienvenue à l’Agropôle, chez les Frankhauser, sur les terres d’une commune de 228 âmes, sise à 15 kilomètres d’Yverdon-les-Bains.
L’histoire débute au XVIIe siècle, selon les archives dûment retrouvées. Depuis lors, une famille de paysans vaudois, ascendance maternelle de Victor Frankhauser, travaille la terre. En 1970, un incendie détruit la ferme et pousse la reconstruction du bâtiment à l’extérieur du village, «très serré». Le domaine s’agrandit et se libère. Cinq ans plus tard, alors que Victor, 27 ans, vient d’épouser Eliane, son père meurt à l’âge de 57 ans. Le jeune couple reprend le domaine, pas trop le choix. Travaille et pense «souvent pas comme les autres». Développe la pomme de terre, renonce au bétail, voit venir l’Europe («je suis pro-européen», précise Victor) et son impact.
La pomme de terre, tout le monde en produit dans la région, la framboise, pas. Les Frankhauser s’y mettent «pour le goût, mais aussi pour des raisons esthétiques», parce que ces rangées, «comme des lignes de vigne, sont belles dans les champs». Trois hectares de framboises, c’est alors une des plus grosses exploitations du genre en Suisse. Les fruits rouges sont vendus en barquettes, puis sous forme de confiture, vinaigre, alcool, pour réduire le gaspillage, tout utiliser dans la plante. Il faut engager un ingénieur œnologue, le premier laboratoire est créé. Le couple ajoute l’agrotourisme, là aussi avant l’heure. Mariages, baptêmes, enterrements, «on a tout fait», dixit Victor. Des séminaires, aussi, jusqu’à 200 personnes, y compris une conférence des Nations unies qui rassemble des producteurs de plus de dix pays.
Victor et Eliane travaillent beaucoup, mais posent des questions et voyagent lorsqu’ils en ont l’occasion. Ils s’inspirent des autres, essaient. Se lancent dans les champignons, les truites, même. «On a parfois été trop tôt.» Entrepreneur avant que le terme n’existe, Victor Frankhauser ne voulait pas de paiements directs, car «chacun doit gagner son salaire». Aujourd’hui, qu’on se rassure, la pomme de terre est toujours là. Mais elle est emballée, ou préparée en spécialités. Et surtout, il y a tout le reste.
Justement, revenons à nos salades. Stéphane, le fils d’Eliane et Victor, suit son propre chemin: 49 ans et trois filles, se présente-t-il. Nous en verrons deux travailler là, cet après-midi. Une formation agricole, puis un parcours dans l’industrie agroalimentaire: Asie, Afrique et plus de huit ans en Chine. Il parcourt le monde, puis revient au bercail. Un jour de 2011, le directeur d’Y-Parc lui parle d’une société dont il ne sait que faire: c’est le déclic. Trente-cinq ans d’expérience, accumulée dès le plus jeune âge, font émerger une vision originale et déterminée. Il fonde l’Agropôle pour mettre la technologie à disposition de l’agriculture et rendre celle-ci réellement durable. Cesser de répéter, chaque fois, partout, les mêmes tentatives pour faire mieux, avec moins de ressources, tout en étant rentables. Ne pas réinventer la roue. Rassembler les personnes qui ont les mêmes idées, des valeurs. Avoir de l’impact.
Un homme rejoint la famille alors qu’il en fait déjà presque partie. Apprenti à l’âge de 16 ans à la ferme, lui aussi a construit une carrière internationale, dont il est revenu. Alain Schacher prend la direction des opérations à la demande du fondateur, Stéphane Frankhauser. Il a l’air heureux, ce 6 septembre 2021. Autour de lui, on parle tables et micros. Le canton de Vaud a désigné l’exploitation huitième technopôle vaudois, partie du réseau d’Innovaud. Cela se fêtera dignement dans trois jours.
Et puis, le permis de construire pour le «premier bâtiment» vient d’être délivré. Premier bâtiment de la nouvelle étape, donc, qui doit être suivi par trois autres édifices: 35 000 m² et 350 emplois futurs, contre 60 en ce moment. Logistique, bureaux, laboratoires, salles de conférences, serres en toiture et hectares en pleins champs composeront le pôle futur, sans oublier la garderie d’enfants. Les travaux démarreront lorsque la moitié de l’espace sera loué. L’entrepreneur est visionnaire, il n’en a pas moins les pieds sur terre, forcément.
Des batavias d’un vert insolent
Ceux qui ont déclenché cette révolution, les producteurs de salades heureuses, grâce à leur méthode d’aéroponie mobile, sont toujours là. Les légumes poussent à travers un sol sans terre, un système d’arrosage automatique nourrit directement leurs racines qui pendent à l’étage inférieur. Les plantes potagères avancent au fur et à mesure de leur croissance, un système en quinconce fait gagner 30% de place dans cette serre de 250 mètres carrés. Entre 92 et 96% d’économie d’eau, pas d’infiltration dans le sol car le circuit est fermé, zéro produit phytosanitaire, voilà le bilan déclaré de CleanGreens Solutions.
«L’environnement est totalement contrôlé, il y a beaucoup moins de bactéries. Les salades ne sont pas stressées, et toute l’énergie de la plante est consacrée à faire pousser les feuilles», affirme le directeur agronomique Stéphane Carrichon. La serre est agréablement chaude et les batavias d’un vert insolent. La société, pas encore rentable mais en pleine progression, a vendu son système à des producteurs français et genevois et comptera bientôt également un client au Koweït. Ses 17 employés sont des ingénieurs et des techniciens de tous les horizons.
D’autres sociétés ont rejoint CleanGreens Solutions à Molondin. EcoRobotix utilise les champs pour tester ses robots, une société de services est aussi sur site, à côté du conditionnement et du laboratoire, toujours vaillant. «L’Agropôle joue un rôle très particulier, de pivot et de mise en relation dans cette chaîne que forment la production et la transformation alimentaire», estime Christian Schwab, directeur de l’Integrative Food and Nutrition Center de l’EPFL et expert conseil pour le pôle. Les enjeux sont immenses et l’impact d’une révolution peut aussi l’être. «Mais surtout, ces gens ont le cœur à la bonne place. Dans un monde où la nourriture est devenue désincarnée, leurs valeurs et leur vision sont rares et essentielles.»
En effet, le descendant de la famille Frankhauser veut faire plus. Permettre à d’autres, ailleurs, de travailler sur cette même base, en fonction des contraintes locales, météorologiques, économiques, géologiques. Car il faut les champs, les serres et les laboratoires pour tester et faire grandir les idées technologiques. Et un démonstrateur pour prouver et convaincre. Répliquer le modèle ailleurs, et créer un réseau international. Pas par narcissisme, dit-il, mais pour avoir de l’impact. Dans un monde aux ressources limitées, il veut déployer des solutions alimentaires durables. Créer un peu de bonheur, pour les salades et les humains qui les mangent.